Orthographe : la dictée ne suffit pas à évaluer le niveau des élèves
Fanny Rinck, Université Grenoble Alpes (UGA)« C’est une hécatombe », « c’est innommable », « je m’insurge », « ça m’attriste », « c’est épouvantable », « c’est une désolation », « c’est abominable ». Mais de quel « fléau » les personnes interrogées par Agnès Millet, Vincent Lucci et Jacqueline Billiez dans les années 1990 se plaignaient-elles donc par ces mots ? L’orthographe. Dans leur enquête, les trois chercheurs ont prêté l’oreille aux discours tenus à ce sujet par des utilisateurs ordinaires, enseignants, secrétaires, professionnels du livre, et des élèves du CM2 à la terminale.
Les fautes, la baisse du niveau, les réformes, autant de sujets sensibles en France et, selon les conclusions de l’enquête, de débats passionnels. La presse les affectionne, et chacun se situe dans une relation complexe, faite d’attachement et d’agacement, de certitudes et d’insécurité. Internet fourmille de trucs, astuces, conseils, outils et techniques pour améliorer son niveau et les applis se multiplient. Apprendre des listes de mots ? Faire des dictées sans relâche ? Connaître les règles ? Les solutions exigent d’abord de cerner le problème.
L’étude de Danièle Manesse et Danièle Cogis, publiée dans les années 2000, a conforté l’idée que le niveau baisse : menée auprès de quelques 3000 élèves de CM2, elle relève que
« l’écart entre les résultats des élèves de 1987 et ceux de 2005 est en moyenne de deux niveaux scolaires. Les élèves de cinquième de 2005 font le même nombre de fautes que les élèves de CM2 il y a vingt ans. Les élèves de troisième de 2005, le même nombre d’erreurs que les élèves de cinquième de 1987 ».
En 1987, 50 % des élèves faisaient moins de six fautes. Ils ne sont plus que 22 % en 2005. Le même texte d’une dizaine de lignes a de nouveau été dicté à des élèves de CM2 en 2015. Les élèves ont fait en moyenne 17,8 erreurs en 2015, contre 14,3 en 2007 et 10,6 en 1987. La baisse du niveau se répartit de manière large et ne concerne pas seulement certains élèves ; l’écart entre les plus forts et les plus faibles s’est creusé lui aussi. C’est l’orthographe grammaticale qui est principalement en jeu : entre sujet et verbe, par exemple pour le -nt, à la 3e personne du pluriel, les marques de nombre sur le nom et l’adjectif, le participe passé.
Complexité grammaticale
Les difficultés orthographiques perdurent jusqu’à un niveau avancé et deux types de facteurs explicatifs se dégagent : la complexité intrinsèque du système orthographique du français et l’enseignement de ce système. L’orthographe du français est une des moins transparentes. Notre écriture est alphabétique, c’est-à-dire qu’elle code du son, mais elle est loin de fonctionner sur le principe d’une lettre pour un son et d’un son pour une lettre.
À cet égard, l’orthographe de l’anglais est plus complexe encore (par exemple, le son [i] peut s’écrire de plusieurs manières et les lettres ough se prononcent différemment selon les mots). Elle est plus simple sur les marques grammaticales (genre, nombre, personne verbale…), peu fréquentes en anglais et souvent audibles. En français, les difficultés se concentrent sur les lettres muettes, notamment les finales : il chante et ils chantent se prononcent de manière identique, mais à l’écrit on a un double marquage du pluriel, sur le pronom personnel il et sur la finale verbale. Mangez pourrait s’écrire mengez, manjez, mangé, manger, etc., ce serait correct au niveau phonétique, mais pas au niveau orthographique.
L’orthographe du français demande des compétences grammaticales pointues, ces règles qu’on sait parfois réciter sans pour autant y avoir recours : « le participe passé conjugué avec l’auxiliaire avoir s’accorde avec le complément d’objet direct (COD) quand il est placé avant le verbe ». Même à l’oral, dans les contextes où cet accord serait audible, il est fréquent qu’il ne soit pas réalisé. Exemple : « La tête qu’il a fait ! » et non « La tête qu’il a faite ». Et c’est le cas y compris chez des locuteurs qui contrôlent leur parole, à la radio ou en conférence.
La dictée est une manière d’évaluer où en sont les élèves, mais le problème suivant se pose : les compétences testées dans la dictée correspondent-elles aux compétences orthographiques réellement mobilisées lorsqu’on produit un texte ? Savoir orthographier est un savoir procédural, c’est-à-dire que les savoirs déclaratifs (ou théoriques) jouent un rôle, mais ne suffisent pas. D’autant que les élèves intériorisent des pseudo-règles à la source d’erreurs : il faut un e au féminin donc j’ai jouée « ée », car je suis une fille.
Productions d’élèves
Pour étudier les compétences orthographiques dans des situations réelles de production écrite, il importe donc de partir de textes rédigés par les élèves plutôt que de dictées. C’est dans cet esprit qu’a été constitué le corpus qui sert de base au projet ANR E-Calm. En comparant plusieurs versions des textes des élèves, on peut voir aussi ce qu’ils sont amenés à corriger, ou ce sur quoi de nouvelles erreurs interviennent.
Enfin, ce corpus s’assortit d’entretiens avec les scripteurs autour de leurs textes afin de mieux cerner comment ils procèdent, une question décisive étant celle du contrôle exercé en cours de production : soit le scripteur fait face à une gestion difficile du processus d’écriture mais pourrait réussir à identifier et corriger une erreur, soit il ne parvient pas à en faire l’analyse.
Une autre question importante est de savoir quelles zones de l’orthographe le texte de la dictée permet de tester. En général, le niveau de difficulté reste largement intuitif (longueur du texte, mots jugés difficiles, etc.). Les concours de dictée cumulent les subtilités (un lexique rare, des temps verbaux peu usités). À l’école, on comptabilise les points en moins, mais sur quoi, au juste ? On rassemble, pêle-mêle, des problèmes de doubles lettres, d’accords, de conjugaisons, etc.
Une dictée finit souvent par tester l’orthographe en général et non des problèmes bien ciblés, sélectionnés par rapport au niveau des élèves et par rapport aux caractéristiques de la langue écrite. Les chercheurs en didactique de l’orthographe montrent l’importance d’identifier des compétences exigibles, c’est-à-dire les besoins effectifs des scripteurs et ce qu’il faut attendre d’eux dans le cadre d’un apprentissage progressif, étape par étape.
Objectifs ciblés
Pour enseigner l’orthographe de manière efficace, l’idée défendue aujourd’hui est donc de cibler les objectifs, de travailler les procédures et l’explicitation du raisonnement qui permet de mener à bien ces procédures. Plutôt que « il faut accorder en genre et en nombre », on travaille de manière distincte le marquage du nombre dans le groupe nominal (déterminant, nom, adjectif) et on aborde à part le marquage du genre (beaucoup d’adjectifs ne varient pas en genre).
On observe des énoncés pour inférer comment ça fonctionne, on écrit au quotidien en discutant des choix effectués pour mettre en évidence comment on s’y prend. C’est le cas du dispositif Twictée, qui permet de travailler selon ces principes : les élèves coopèrent et négocient leurs choix orthographiques à travers des messages à rédiger, tout en se familiarisant aux codes des réseaux sociaux.
L’apprentissage de l’orthographe est long et le reconnaître est important pour permettre aux élèves de s’approprier cette compétence plutôt que de cultiver le sentiment que leur propre langue leur échappera toujours. Actuellement, les universités mettent en place des formations à l’écriture, sous l’impulsion notamment du projet ANR UOH Ecri+. D’abord, il faut rappeler que l’orthographe ne suffit pas et que produire des textes maîtrisés, c’est savoir gérer leur cohérence, écrire à partir de sources, argumenter.
Concernant l’orthographe, il faut s’interroger sur les dispositifs en usage : est-il pertinent de reproduire ce qui a été fait auparavant sous prétexte que – mais aussi alors que – ça n’a pas fonctionné ? La réflexion doit se porter sur ce dont on a réellement et prioritairement besoin pour écrire correctement, et sur la manière dont les scripteurs s’y prennent quand ils sont en situation d’écrire.
Fanny Rinck, Maîtresse de conférences en Sciences du langage, Université Grenoble Alpes (UGA)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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