Sydney Poitier dans “Lilies of the field”, 1963. Youtube / Capture d'écran
Métissage musical : quand Hollywood osait le mélange des musiciens noirs et blancs
Cécile Chéraqui, Sorbonne UniversitéHollywood, dans son âge d’or, a produit bon nombre de films empreints d’idéologie raciste, mais l’industrie a parfois tenté l’impossible, en mêlant chanteurs afro-américains et chanteurs blancs dans quelques films sortis entre 1930 et 1963.
Peu de temps après la guerre de Sécession (1861-1865), le (negro) spiritual a suscité l’engouement du public blanc qui découvrait alors cette musique. Il est également connu que beaucoup l’ont utilisé comme un gage d’authenticité pour illustrer des visions plus qu’idéalisées de l’esclavage et de l’Ancien Sud. L’industrie du cinéma, bien que persistant en grande partie sur la voie des stéréotypes, nous offre peut-être l’espoir de voir autre chose, à travers une poignée de films.
Dès que le spiritual est découvert et montré au public blanc, l’industrie alors florissante du minstrel show (ces spectacles où les artistes se grimaient le visage en noir), ne perd pas un instant et s’empare de cette nouvelle musique. Sous une forme arrangée (à quatre voix classiques, pour coller un minimum au goût du public blanc) le spiritual devient alors l’illustration sonore d’une réécriture scénique de l’histoire des États-Unis. Le spiritual connaît ainsi une formidable diffusion, mais associée, hélas, à des démonstrations mensongères et des visions plus que stéréotypées de la réalité.
Dès son arrivée, le cinéma devient un médium important de diffusion de la culture afro-américaine en général et du spiritual en particulier. L’utilisation du spiritual au cinéma va, dans un premier temps, appuyer les rôles, les images, les situations des films qui enferment la culture afro-américaine dans des stéréotypes. Mais, plus tard, le spiritual va prendre son indépendance et dépasser les seules notions de stéréotype et de représentation.
Une poignée de films audacieux
Nous nous intéresserons ici à l’une des portes que seul le cinéma a ouverte au spiritual : le mélange de chanteurs afro-américains et blancs au sein d’une même performance. Ce que nous nous appellerons le métissage musical. Dans le langage courant, le métissage a plus à voir avec l’ADN qu’avec la musique. Néanmoins, ce qui caractérise cette notion est l’idée de transgression et l’aspect inédit de cette disposition du spiritual – des chanteurs afro-américains et blancs (plus ou moins) mélangés – contient en elle cette idée de transgression, de nouveauté. C’est en cela que nous nous permettons une telle appropriation.
Sans vouloir prétendre à l’exhaustivité objective, le métissage musical concerne a priori sept films, sortis entre 1930 et 1963.
Cette disposition particulière du spiritual n’a pas révolutionné l’industrie hollywoodienne, mais ce petit nombre de films n’enlève rien à la force symbolique de chacun.
Certes, ces films sont discutables pour ce qu’ils montrent des relations noirs/blancs ou ce qu’ils disent de l’esclavage lui-même, et l’art américain (le cinéma en particulier) n’est pas exempt de démonstrations de partages culturels entre différentes populations. Il n’en reste pas moins que ces brefs moments de répit musicaux dans l’industrie hollywoodienne populaire permettent d’apprécier une certaine forme d’audace, et précisément parce qu’ils utilisent le spiritual, musique qui a particulièrement incarné de nombreux stéréotypes.
Nous proposons de nous intéresser particulièrement à trois d’entre eux : Way Down South, The Vanishing Virginian (Au temps des tulipes) et Lilies of the Field (Le Lys des champs).
Le spiritual en héritage
Au début de Way Down South, le Timothy Reid Jr. (Bobby Breen), dont le père vient de mourir, cherche un moyen d’éviter la vente de tous ses esclaves par le nouveau gestionnaire de la plantation.
Au temps 45’09" du film, un moment où cette vente semble inévitable, il rejoint Clarence Muse, grimpe sur un ensemble de bottes de coton formant une sorte d’estrade et entame la partie soliste du spiritual « Sometimes I Feel Like a Motherless Child ». Ce choix, assez lourd de sens, suppose non seulement qu’il a passé assez de temps avec ses esclaves pour avoir intégré leur musique, mais peut-être également qu’il a le sentiment d’avoir été élevé par eux, qu’il est leur enfant « child » et que les perdre le rendrait, de fait, orphelin (« motherless child »).
La spontanéité avec laquelle le groupe et le soliste entament le chant suppose, en effet, que le personnage de Bobby Breen a écouté et pris part aux cérémonies religieuses des esclaves et a totalement intégré leur musique. À tel point qu’il peut spontanément, sans préparation, se lancer dans l’interprétation d’un spiritual.
Dans The Vanishing Virginian, le métissage musical intervient lors de funérailles. Joshua (alias « Oncle Josh », interprété par Leigh Whipper), meurt subitement. Une cérémonie est organisée au cours de laquelle Mister Yancey (Franck Morgan) prend la parole. S’ensuit une interprétation de « Steal Away » par l’assemblée et Rebecca Yancey (Kathryn Grayson) en soliste.
Tout comme dans Way Down South, cela suggère la proximité du personnage de Grayson avec ses domestiques (nous sommes dans un temps post-esclavage), du moins suffisamment pour en connaître le répertoire de chants. On pourrait également imaginer que ses talents musicaux (son personnage se rêve chanteuse) ont en partie été développés grâce à cet apprentissage.
Way Down South et The Vanishing Virginian ont en commun de montrer des personnages solistes jeunes, ce qui justifie d’attribuer des vertus presque didactiques au spiritual. Par la jeunesse des personnages, ainsi que par la connaissance profonde qu’ils ont de cette musique, il faut comprendre que le spiritual a fait partie de leur éducation.
Quand la musique est synonyme de rencontre
Lilies of the field attribue également des vertus didactiques au spiritual « Amen » que l’on entend dans le film. Mais ce n’est ni à travers un personnage d’enfant ni de jeune adulte que cela est démontré. C’est par le biais de Homer Smith (Sidney Poitier) que tout se passe. Contraint de passer un certain temps chez des sœurs catholiques allemandes (de l’Est) exilées, il leur enseigne les parties de chœur de « Amen ».
Il participe ainsi doublement à leur éducation : il souhaite les faire progresser en langue anglaise et en musique. Il se charge alors d’interpréter les parties de solistes (Poitier est doublé par Jester Hairston qui a écrit l’arrangement du spiritual), tandis que les sœurs répètent la partie du chœur sur le mot « amen ».
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Les quelques occurrences où l’on peut entendre le spiritual sont véritablement des moments pivots. C’est grâce à ce chant que les six personnages (Homer Smith et les cinq sœurs) réussissent à vraiment se rencontrer, c’est à travers lui également qu’ils se quitteront, lorsqu’Homer Smith partira définitivement tout en interprétant une ultime fois le spiritual après avoir déclaré « It’s English lesson time » (« C’est l’heure de la leçon d’anglais »).
Ici, le spiritual « Amen » occupe une place centrale dans le scénario (il est un vecteur de transmission entre le personnage de Poitier et les cinq sœurs). De plus, le spiritual est utilisé comme un leitmotiv tout au long du film. Certes, Homer Smith s’en va à la fin du film, mais il laisse une petite partie de lui. De plus, les sœurs apprennent le spiritual avec d’autant plus d’enthousiasme qu’il contraste fortement avec l’austérité de leurs propres chants.
La différence entre les deux musiques est d’ailleurs soulignée de manière un peu caricaturale. Les sœurs allemandes chantent à l’unisson, la flûte à bec double la partie chantée, le tout sur une tonalité mineure. « Amen » est au contraire apprécié pour son dynamisme, la joie apparente qui s’en dégage et sa polyphonie (que les sœurs n’ont aucune difficulté à inventer). On imagine sans peine que les sœurs motiveront davantage leur petit nombre de fidèles avec le spiritual.
Le métissage musical est un phénomène important qu’il convient de remarquer et d’analyser notamment car il a permis d’attribuer des vertus extramusicales et une symbolique forte au spiritual. À travers ces trois scènes, on devine une histoire partagée par différents personnages. Enfin, le métissage musical a également permis aux spectateurs de découvrir le spiritual selon une disposition inédite en mélangeant des interprètes blancs et afro-américains.
Cécile Chéraqui, Professeur de musique agrégée en poste au Collège Sévigné et doctorante à Sorbonne Université, Sorbonne Université
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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