Le rappeur Orelsan dans un film publicitaire pour le parfum Dior. YouTube
Luxe et rap : la bonne formule pour une image de marque plus cool ?
Romain Sohier, EM Normandie; Alice Sohier, Université de Rouen Normandie; Gaëlle Pantin-Sohier, Université d'Angers et Julian Hoffman, EM NormandieLe luxe est un marché en constante progression, avec une valeur estimée à 352 milliards de dollars en 2022 et des prévisions potentielles à 530 milliards pour 2030.
Ce marché comprend entre autres l’horlogerie, la joaillerie, les voitures de luxe ou la mode. Dans cet univers fortement concurrentiel, les marques utilisent diverses techniques pour se faire connaître et pour tenter d’attirer les consommatrices et consommateurs : marketing sensoriel, customisation, rareté ? élitisme, nostalgie, storytelling…
L’une des techniques mobilisées pour véhiculer la personnalité des marques, favoriser des attitudes favorables ou améliorer l’intention d’achat est le « celebrity endorsement » qui consiste à faire appel à une personnalité connue pour mettre en avant les valeurs de la marque.
Dans le secteur du luxe, certaines marques ont récemment eu recours à des artistes rap pour promouvoir leurs produits (Orelsan pour la marque Dior, Joey Starr pour la marque Figaret) afin de capter de nouvelles audiences et un public plus jeune. Aux États-Unis, Kid Cudi joue même les mannequins pour Calvin Klein.
Pourtant, ces deux mondes semblent a priori bien éloignés tant en termes de valeurs que de codes culturels. L’association avec un ou une artiste rap est-elle, dès lors, une bonne stratégie pour les marques de luxe ?
Le rap : de la culture street à une approche mainstream
Historiquement, le rap a émergé dans les quartiers populaires des grandes villes du nord des États-Unis et des populations afro-américaines des classes sociales défavorisées. Les artistes rap afro-américains représentent la résistance à l’oppression et les luttes contre la discrimination et le racisme et touchent surtout les jeunes groupes de consommateurs en se faisant l’écho de leurs souffrances, de leurs luttes et de leurs problèmes socio-économiques. Depuis son développement, le rap a fait l’objet de nombreux débats quant à son contenu, les polémiques s’axant principalement sur certains des messages véhiculés – violence, drogue, misogynie, matérialisme.
Ces controverses perturbent encore la légitimité artistique du rap.
Cependant, en France, le rap est depuis quelques années dominant sur le marché musical avec 78 % des 14-24 ans qui écoutent des musiques urbaines. Les écoutes sur la plate-forme de streaming Spotify démontrent cette évolution constante.
La musique rap est aujourd’hui la plus populaire de toutes et a su conquérir les marchés, transcender toutes les frontières raciales et/ou ethniques, culturelles, sociales et géographiques. Ce style de musique, du fait de son caractère mainstream, est d’ailleurs un genre plébiscité pour les placements de produits dans les clips. De plus, les artistes rap se font également l’écho des grandes marques de luxe en les mentionnant régulièrement dans leurs morceaux. En 1995, déjà, le légendaire Tupac Shakur défilait pour Versace. Mais ce qui a certainement scellé l’association entre rap et luxe, c’est la couverture de Vogue, en 1999, sur laquelle figuraient P. Diddy et Kate Moss, soit le rappeur le plus en vue de l’époque avec la mannequin la plus célèbre du moment.
Rap et luxe, une alliance contre-intuitive ?
La rareté et l’unicité du produit rendent les marques de luxe attractives. On considère les produits de luxe comme des biens positionnels, c’est-à-dire des produits qui sont choisis par les consommatrices et consommateurs en fonction de la marque, de la notoriété, de l’image de l’entreprise ou d’autres facteurs non techniques/fonctionnels. Posséder une marque de luxe révèle de fait une dimension élitiste quelque peu éloignée de la consommation de masse. Mais avec la démocratisation du luxe dans l’économie de partage, (par exemple avec le site de e-commerce qui se spécialise sur la vente de produits de luxe d’occasion Vestiaire Collective.
Ainsi, la consommation de luxe n’est plus réservée à une élite traditionnelle (avec une richesse et des pouvoirs hérités, qui correspond à catégorie de population plutôt blanche et âgée, a priori. Actuellement, une nouvelle catégorie de consommateurs de luxe émerge.
Ils représenteront en 2025 55 % du marché du luxe, selon une étude menée par le cabinet d’audit Deloitte. À cet effet, les marques de luxe ont tout intérêt à utiliser diverses stratégies pour revitaliser leur image, cibler de nouveaux publics et diversifier leur offre. Du point de vue de la communication, elles étendent leur présence sur les médias sociaux pour diffuser rapidement les messages de la marque et capter l’attention.
Les marques de luxe, qui se sont traditionnellement associées avec des personnalités provenant du monde du 7e art, de la musique ou du mannequinat (de Robert Pattinson en passant par Jude Law pour la marque Dior, à Lily-Rose Deep, actuelle égérie de Chanel, qui prend la relève de sa mère Vanessa Paradis), commencent à utiliser de nouveaux types d’endosseurs tels que les artistes de musique rap comme support de commercialisation par exemple Moha La Squale avec Lacoste, Asap Rocky avec Dior, Cardi B avec Balenciaga.
De prime abord, une association entre un ou une artiste rap et une marque de luxe pourrait être jugée risquée car le monde du luxe (statut élevé et élitisme) semble très éloigné de la culture street. Cependant, rap et luxe sont déjà fortement associés par les artistes eux-mêmes qui portent des marques de luxe et jouent avec ces dernières dans leurs paroles/clips, par exemple
Dans la littérature en marketing relative aux endosseurs de marque, c’est-à-dire les personnalités qui ont pour but de valoriser les valeurs, les caractéristiques, les spécificités d’une marque, on parle de « match-up hypothesis » pour désigner une congruence ou un fit entre la marque et la personne qui endosse cette marque. Le concept de congruence désigne le lien logique entre l’endosseur et la marque, basé sur la crédibilité, les significations sociales ou l’attractivité de l’endosseur.
À titre d’exemple, une association entre l’acteur Leonardo Di Caprio (qui est depuis longtemps engagé pour l’environnement) et le
Cette littérature démontre également qu’il est possible de développer des attitudes favorables en étant incongruent grâce à l’effet de surprise ou de nouveauté suscité par cette association discordante. Néanmoins, l’association doit être qualifiée d’inattendue mais pertinente. À cet effet, une personnalité peut avoir une congruence forte ou modérée, ou une incongruence forte ou modérée, ce qui la place sur un continuum entre congruence et incongruence.
Dans cette perspective, les rappeurs seraient a priori incongruents avec les marques de luxe (positionnement populaire vs élitiste) mais semblent être un bon moyen pour les marques de toucher un public jeune. Leur association est inattendue mais pertinente pour convaincre une nouvelle cible. Reste à déterminer quelle image renvoie une marque de luxe qui fait appel à un artiste rap.
Le rap peut-il rendre une marque « plus cool » ?
Dans notre étude, nous cherchons à savoir si une association entre un rappeur et une marque de luxe peut rendre la marque plus cool puis par effet de rebond améliorer l’attitude que l’on peut avoir envers cette marque. Nous avons également cherché à comprendre si le style du rappeur (conventionnel versus gangsta) pouvait impacter différemment le caractère cool de la marque.
Le concept de brand coolness caractérise une marque cool selon dix dimensions : extraordinaire, excitante, esthétique, originale, authentique, rebelle, statut élevé, populaire, sous-culturelle, iconique.
En se basant sur une analyse textuelle des paroles des titres de rap et des thématiques abordées dans leurs chansons, telles que la violence ou l’argent, nous avons sélectionné Booba en tant que rappeur de style « gangsta » (c’est-à-dire avec des textes qui comprennent plus de vulgarité, de sexisme) et Maître Gims en tant que rappeur conventionnel. Nous avons ensuite créé des visuels qui associaient les deux rappeurs avec Burberry ou Louis Vuitton (deux marques classées dans le top 10 des marques de luxe en France).
Notre recherche démontre, suite à des tests statistiques, que les marques de luxe sont perçues comme moins énergiques, plus rebelles et moins iconiques lorsque la célébrité qui les représente a un style « gangsta », cette dimension « rebelle » recouvrant « une tendance à s’opposer, à lutter, à subvertir ou à combattre les conventions et les normes sociales » ; la dimension « énergique » donne l’image d’une marque « fait preuve d’enthousiasme, d’énergie et de vigueur » et la dimension « iconique » est perçue comme quelque chose de « largement reconnu comme un symbole culturel ». Ainsi, quand une marque de luxe souhaite améliorer l’attitude perçue des individus pour se donner une image « cool », elle doit plutôt choisir un endosseur « gangsta » pour développer une image rebelle, et un endosseur conventionnel pour paraître iconique et énergique.
Dans un marché du luxe en croissance mondiale ciblant de nouveaux consommateurs et face à de nouvelles associations entre artistes de musique rap et marques de luxe, il semble important d’analyser le caractère « cool » (et ses dimensions) comme un facteur clé de succès pour le futur des marques de luxe.
Néanmoins, cette stratégie requiert des choix qui doivent avant tout correspondre à l’histoire de la marque, à ses valeurs et à son discours global. Ainsi, si une marque de luxe souhaite avant tout entretenir ses valeurs traditionnelles d’héritage et renforcer la perception de ses racines en tant que source d’iconicité, le choix d’un artiste de musique rap peut s’avérer judicieux à condition que son style et son discours relèvent plus du caractère conventionnel.
Dès lors, l’incongruence initialement perçue aura pour but de rajeunir la cible et d’emprunter une voie qui séduit une nouvelle clientèle, plus attirée par une marque qui semble prendre des risques tout en respectant les codes et valeurs qui font son socle.
Romain Sohier, Enseignant-chercheur en Marketing - Laboratoire Métis, EM Normandie; Alice Sohier, Maître de conférence, enseignante chercheuse en Science de gestion, Université de Rouen Normandie; Gaëlle Pantin-Sohier, Professeur des universités en science de gestion, Université d'Angers et Julian Hoffman, Professeur en Marketing, EM Normandie
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.