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Les amis, notre nouvelle famille ?

Anne Vincent-Buffault, Université Paris Cité

Notre modèle de société peut-il se penser différemment, échapper au carcan familial ? Les récentes évolutions autour du mariage homosexuel, de la PMA ou de l’adoption montrent une recomposition des liens sociaux. L’amitié y joue un rôle crucial et éminemment plus politique que l’on ne l’imagine. Premier article de notre série « Le monde qui vient ».


Se pacser avec une amie, partager un lieu pour vivre, acheter à plusieurs, élever des enfants ensemble ou passer sa vieillesse entre amis : des initiatives se multiplient hors du modèle du couple hétérosexuel. La famille traditionnelle est désacralisée et fragilisée.

L’amitié participe de sa recomposition avec la liberté de se réinventer en dehors d’une conjugalité exclusive. Longtemps marginalisée au profit de l’amour, l’amitié connaît un rebond autant sur le plan des pratiques que dans l’imaginaire contemporain.

Mais s’agit-il de donner de l’importance à des relations qui ne sont pas reconnues officiellement, de les protéger juridiquement, de créer de nouveaux droits relationnels ou d’inventer une nouvelle politique de l’amitié ?

L’amitié pour renforcer le lien civique

Aristote pensait que l’amitié constituait avec la justice le ciment des relations sociales et du lien civique de la cité.

Pour renforcer ce lien, certains ont voulu associer l’amitié à des obligations de nature juridique. Sous la Révolution française, Saint-Just écrit en l’an II (1793-1794 mais de publication posthume), ses Institutions Républicaines. Dans un chapitre intitulé Les affections, concernant les institutions civiles, il déclare : « celui qui ne croit pas à l’amitié est banni. »


Comment habiter ce monde en crise, comment s’y définir, s’y engager, y faire famille ou société ? Notre nouvelle série « Le monde qui vient » explore les aspirations et les interrogations de ceux que l’on appelle parfois les millennials. Cette génération, devenue adulte au tournant du XXI siècle, compose avec un monde surconnecté, plus mobile, plus fluide mais aussi plus instable.


Plus encore, tout homme âgé de plus de 21 ans doit déclarer ses amis et renouvelle cette déclaration tous les ans : l’amitié devient synonyme de citoyenneté. Si un homme quitte un ami, il est tenu de rendre compte de ses motifs au peuple. Les amis sont pour ainsi dire responsables des actes les uns des autres et en répondent.

Chez Saint Just l’amitié devient aussi importante que la famille. Portrait de Louis de Saint-Just, huile sur toile de Pierre-Paul Prud’hon, musée des beaux-arts de Lyon, 1793. Wikimedia, CC BY-NC-ND

Dans le monde conçu par Saint-Just, l’amitié reçoit un statut juridique éminent, et devient rapport de droit, comme l’était seule jusqu’alors la parenté de sang ou d’alliance. Le révolutionnaire pousse cette logique encore plus loin : « le peuple », écrit-il, « élira les tuteurs des enfants parmi les amis de leur père ». « Les amis porteront le deuil l’un de l’autre » ; ils « creusent la tombe, préparent les obsèques l’un de l’autre, ils sèment les fleurs avec les enfants sur la sépulture » ; enfin, « ceux qui sont restés unis toute leur vie sont renfermés dans le même tombeau ». Chez Saint-Just l’amitié devient aussi importante que la famille.

On peut supposer que cette institution civile contraignante imaginée par Saint-Just ne correspond pas aux aspirations de nos contemporains d’autant qu’il en oublie les femmes.

La notion d’amitié est historiquement contingente

Les relations d’amitié jouaient depuis l’Antiquité un rôle considérable, beaucoup plus formalisées qu’aujourd’hui avec un système d’obligations, de charges, de devoirs réciproques. L’association de l’aspect social, affectif et effectif de l’amitié qui se manifestait par l’entraide, l’échange de service et de présents, la proximité physique a longtemps dominé.

Michel Foucault formule l’hypothèse qu’avec l’avènement de l’absolutisme royal, et son cortège d’institutions (l’armée, la bureaucratie, le système judiciaire, la police, l’organisation de l’enseignement qui régentent les esprits et les corps) l’amitié entre hommes devient suspecte, l’affectivité devient inquiétante : par son intensité, son exclusivité, elle peut constituer, dans une société étatisée que l’absolutisme construit, une source de subversion, un pôle de résistance.

Vautrin avec Rastignac dans la cour de la pension Vauquer (Le Père Goriot). Honoré de Balzac, Old Goriot. Philadelphia : George Barrie & Son, 1897. Auteur inconnu/Wikimedia

Ces nouvelles structures institutionnelles auraient empêché l’amitié de continuer à tenir les fonctions sociales et politiques qui étaient les leurs pendant des siècles avec une obligation de loyauté. L’apparition du « problème de l’homosexualité » à partir du XVIIIe siècle s’expliquerait par la disparition concomitante de l’importance des relations d’amitié « de cœur » entre hommes.

Dans les romans de Balzac, les amitiés passionnées restent très présentes (Louis Lambert, La Cousine Bette, le Cousin Pons, Vautrin) mais l’institution familiale tend toujours à primer sur les liens électifs. Que Pons vive une amitié passionnée avec son ami Schmuke ne dérange personne, cette relation restant innommée. En revanche le Cousin Pons ne peut le faire hériter de sa collection d’art. La logique patrimoniale qui lie la sexualité et les régimes juridiques de l’héritage impose sa loi d’airain à ce cousin original et un peu queer.

Les précédents des aventuriers de l’amitié

À l’époque de Balzac, l’amitié n’est plus constitutive de l’ordre social et s’intimise, ne vivant que dans les interstices. Si les femmes en restent dépositaires, elles sont avant tout soumises aux règles du mariage.

Des amitiés intenses se développent en marge comme antidote de relations familiales étouffantes. Les personnalités en rupture remettent en question les rôles établis, des femmes artistes ou militantes qui refusent la place qui leur est assignée, la bohème littéraire, les socialistes utopiques, les dandys, des adolescents révoltés.

Au XIXe siècle, dans le romantisme allemand, le fouriérisme - issu de la pensée de Charles Fourier-, le mouvement saint-simonien et l’anarchie, se déploie la volonté d’échapper au carcan de la famille ou à celui de l’exclusivité de l’amour pour inventer des relations égalitaires, des solidarités effectives.

Dandys parisiens, 1830. Wikimedia

La volonté d’instituer l’amitié n’est souvent pas une préoccupation dans ces mouvements minoritaires qui cherchent à explorer son potentiel révolutionnaire ou utopique, ses qualités éthiques.

Les affinités électives, les attractions magnétiques caractérisent autant l’amour que l’amitié : les frontières deviennent floues. Des groupes d’amis se forment qui sont des microsociétés alternatives en perpétuel état de sociabilité morale et qui sont nourris de correspondances.

Ces rencontres amicales se font sur le modèle de la circulation des ondes et des fluides humanitaires, formant des chaînes associatives dans le socialisme utopique.

Des bâtisseurs d’utopies

Dans la deuxième moitié du XIXe siècle et au tournant du XXe siècle, les anarchistes défient l’État et tentent de faire exister des associations minoritaires alternatives aux normes du code civil.

Il s’agit d’agrégations volontaires non institutionnalisées de bâtisseurs d’utopies au quotidien, fondées sur la spontanéité et l’indépendance.

Il en va de même des collectifs installés aujourd’hui sur des lieux alternatifs qui inventent des formes de vie communes fondées sur l’affinité, l’amitié et des pratiques égalitaires dans des zones de non-droit.

L’habitat éphémère et ouvert sur l’extérieur, la cabane construite à plusieurs, invention de lien et de politisation des affects en sont les symboles aujourd’hui, comme l’écrit l’autrice Marielle Macé :

« Faire des cabanes en tous genres – inventer, jardiner les possibles ; sans craindre d’appeler « cabanes » des huttes de phrases, de papier, de pensée, d’amitié. »

Contractualiser des relations d’amitié semble prendre à revers la liberté et la souplesse qui priment dans ses rapports amicaux. Les amitiés librement choisies n’impliquent pas d’engagement irrévocable.

Relation fluide ou plutôt granulaire, constituée de moments, mais qui peut se révéler durable, l’amitié telle que nous l’entendons n’exige ni contrat, ni obligations : elle n’oblige au respect d’aucun règlement statutaire. Cette fluidité en fait une relation éminemment moderne et désirable. L’amitié est la plus libre et la plus intime des associations humaines sans structuration normative.

Bousculer les modèles culturels hérités

L’amitié n’est pas pour cela désenchâssée du social et du politique. « L’amitié est la seule société politique libre que nous connaissions » écrit l’historienne Claire Auzias.

À la charnière de la vie privée et de la sphère publique, l’amitié requiert de bousculer les modèles culturels hérités. Les stéréotypes qui dévaluent les amitiés féminines et les renvoient à la rivalité et la médisance sont remis en cause.

La sororité dans le féminisme invite à mettre l’amitié entre femmes au centre du mouvement. Les hommes entre eux peuvent vivre une intimité délivrée du spectre de l’homophobie. L’expérience de l’éros amical n’est pas forcément sexuelle.

C’est une relation qui permet de discuter en acceptant le désaccord, de se découvrir différent, varié, variable, multiple, autre… sans se contenter du refuge de l’entre soi ou des mirages du même. L’amitié permet de trouver de nouveaux modes de vie relationnels et d’inventer des parentés de choix parmi d’autres liens.

Anne Vincent-Buffault, Chercheuse, historienne, Université Paris Cité

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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