Début mai, la filiale française de l’entreprise turque de livraison Getir a été placée en redressement judiciaire. Donald Trung Quoc Don/Wikimedia commons, CC BY-SA
Le « quick commerce » a-t-il encore un avenir en France ?
Aurélien Rouquet, Neoma Business School et Gilles Paché, Aix-Marseille Université (AMU)Cajoo, Dija, Gopuff, Koll, Zapp, Gorillas, Frichti, Zap, Getir, Flink, Yango Deli… Ils étaient nombreux il y a deux ans à être sur la ligne de départ et à vouloir introduire en France le « quick commerce », la livraison rapide de courses à domicile. Aujourd’hui, après une vague de rachats et l’arrêt de plusieurs initiatives, seuls le turc Getir et l’allemand Flink continuent leurs opérations en France.
Or, selon le Financial Times, Getir serait à présent en pourparlers avec Flink pour racheter son concurrent, ce qui conduirait à ce que ne persiste à terme qu’un opérateur… s’il réussit toutefois à dégager de l’argent, ce qui reste d’autant moins sûr que Getir a placé sa filiale française en redressement judiciaire début mai et que les quick commerçants ont récemment perdu une bataille réglementaire conduite par les villes et notamment la mairie de Paris.
Le quick commerce est-il ainsi en train d’être définitivement de l’histoire ancienne en France ? Ou, tel un mort-vivant, un ou plusieurs acteurs vont-ils dans les prochaines années réussir à imposer ce modèle ?
Des livraisons en 15 minutes
Le concept de quick commerce a connu un rapide développement depuis plusieurs années en Europe, aux États-Unis et en Asie. La pandémie de Covid-19 a constitué un accélérateur incontestable, notamment pendant des périodes de confinement propices à des achats en ligne. Il repose sur la promesse marketing que des biens de grande consommation seront disponibles dans les 10 à 15 minutes qui suivent une commande sur un site Internet via une application.
Pour tenir une promesse aussi ambitieuse (on parle de « livraisons instantanées »), les acteurs ont mis en place un système logistique original basé sur des « dark stores », autrement dit de petits entrepôts dont l’objectif est d’assurer des livraisons ultrarapides. Situé au cœur des villes, le dark store prend la forme d’un magasin « fantôme », avec des rayons où sont stockés les produits.
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Cependant, contrairement à un magasin traditionnel, celui-ci n’est pas accessible aux acheteurs, mais uniquement aux préparateurs de commandes qui prélèvent les produits, lesquels sont ensuite transportés par des livreurs à vélo électrique ou à scooter jusqu’au domicile ou au lieu de travail des acheteurs en ligne.
Présenté à la fin des années 2010 comme un bouleversement, le quick commerce apparaît ainsi dans une phase d’explosion en plein vol, ce qui tient à plusieurs facteurs défavorables.
Un modèle économique difficile à trouver
Une première explication des difficultés du quick commerce réside dans la difficulté qu’ont eu les start-up à trouver un modèle économique rentable. Cela tient à la concurrence initiale féroce entre les multiples acteurs sur ce marché. S’étant tous implantés dans les mêmes cœurs des villes, à un moment où la demande n’était pas encore importante, les « quick commerçants » ont éprouvé des difficultés à engranger suffisamment de commandes, ainsi qu’à augmenter le panier moyen d’achat qui est resté très faible.
Cela ne leur a pas permis de rentabiliser l’investissement que constitue la possession de dark stores et les nombreuses dépenses en système d’information ainsi qu’en marketing qui étaient nécessaires pour faire connaître leurs services (publicités, promotion au moment des commandes, etc.).
Si, au départ, dans un contexte économique post-Covid ou le e-commerce avait le vent en poupe et où les liquidités financières étaient disponibles, ces start-up n’ont pas eu de difficultés pour se financer malgré leur absence de rentabilité, la situation a brutalement changé en 2022. L’inflation galopante a en effet mis fin à l’argent disponible gratuitement, ce qui a peu à peu asséché les financements au secteur, et conduit nombre d’entreprises à mettre la clef sous la porte.
La concurrence des drives piétons
Une seconde explication des difficultés rencontrées par les quick commerçants est l’essor des drives piétons, notamment poussé par Leclerc et Auchan comme le montrent les cartes publiées dans l’édition 2023 de l’étude (en téléchargement libre) L’essentiel Drive et e-commerce alimentaire (Éditions Dauvers). S’appuyant sur leurs drives situés en périphérie des villes, ceux-ci ont implanté dans les centres urbains des points relais, dans lesquels les consommateurs peuvent retirer leurs courses. À la différence du quick commerce, le consommateur doit faire l’effort de retirer les produits à pied. Il doit également attendre un peu pour retirer sa commande : s’il la passe le matin, celle-ci est ainsi disponible 3 heures plus tard en moyenne.
Comme nous le relevons dans une comparaison entre les deux services qui fait l’objet d’une de recherche à paraître dans la revue Droit et Ville, si le service logistique associé est donc dégradé par rapport aux quick commerce, avec le drive piéton, le consommateur bénéficie d’un assortiment bien plus varié (10 000 produits stockés dans les drives contre 2500 dans les dark stores), et d’une offre à un prix hypermarché. Et au vu de l’extension faramineuse de ces drives-piétons dans les villes, les consommateurs semblent bel et bien suivre et acheter cette proposition de valeur…
Entraves juridiques
La troisième explication réside dans la lutte juridique qui a été menée par les villes contre cette forme de commerce. À Paris, les dark stores se sont implantés dans d’anciens commerces (supérettes, magasins, restaurants), des bureaux en rez-de-chaussée, ou encore d’anciens cabinets médicaux ou paramédicaux. Cette nouvelle activité a parfois généré des nuisances sonores pour les riverains, dues à l’existence d’allers-retours des livreurs jusque tard le soir.
Sous la pression de ces riverains mécontents, la mairie de Paris a mis en demeure Gorillas (depuis lors racheté par Getir) en 2022, le sommant de remettre « dans leur état d’origine » neuf locaux sous peine d’une astreinte administrative de 200 euros par jour de retard. L’argument sous-jacent était le caractère illégal de leur statut : non pas des commerces mais des entrepôts, et devant à ce titre respecter la législation en vigueur.
Saisi en urgence par Gorillas, le tribunal administratif de Paris a contesté une telle interprétation, en argumentant que ceux-ci pourraient être considérés comme des « espaces de logistique urbaine » qui, contrairement aux entrepôts, ne sont pas interdits par le plan local d’urbanisme parisien. Mais le 23 mars 2023, le Conseil d’État a jugé finalement que les dark stores sont bel et bien des entrepôts et non des magasins au sens du Code de l’urbanisme.
Dès le 24 mars 2023 est ainsi publié au Journal officiel le décret n° 2023-195 du 22 mars 2023 portant diverses mesures relatives aux destinations et sous-destinations des constructions pouvant être réglementées par les plans locaux d’urbanisme ou les documents en tenant lieu. Il confirme en tous points la position du Conseil d’État quant au statut des dark stores (en y ajoutant d’ailleurs la question des « dark kitchens », ces cuisines dédiées aux plats vendus exclusivement en livraison).
Le réveil des morts-vivants ?
Au vu de cet ensemble de facteurs, l’avenir semble scellé pour le quick commerce. Mais pour conclure ce tour d’horizon, nous voudrions souligner que tout n’est pas totalement perdu et qu’il reste encore pour les quick commerçants des raisons d’espérer.
Aujourd’hui, il n’y a ainsi plus que deux acteurs de taille mondiale sur ce marché : Gopuff, qui est rentable dans certaines villes aux États-Unis, et Getir, pour qui la situation est la même en Turquie. Alors que Gopuff s’est retiré du marché français, Getir peut éventuellement réussir en France, maintenant que le marché est vidé de la concurrence, et qu’il lui sera plus facile de rentabiliser ses opérations avec un volume de commandes plus important.
Ensuite, la législation récente sur les dark stores nous semble pouvoir à terme être cassée. Comment expliquer en effet la qualification en entrepôt des dark stores, quand on sait que les drives, qui pour le coup sont des entrepôts de 5 000 m2, sont considérés par la loi Alur comme des commerces ?
Alors qu’il existe une vraie demande de la jeune génération pour cette forme de commerce, qu’elle est pertinente pour des urbains pressés qui n’ont plus le temps de rien, on peut ainsi penser que cette forme de commerce a encore un avenir. Et que, si elle ne bouleversera pas de fond en comble la distribution, elle peut s’imposer comme étant un segment parmi une foule d’autres d’une offre omnicanale dans la distribution alimentaire.
Aurélien Rouquet, Professeur de logistique, Neoma Business School et Gilles Paché, Professeur des Universités en Sciences de Gestion, Aix-Marseille Université (AMU)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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