La série Euphoria, diffusée depuis 2019 sur HBO, remporte un franc succès populaire.
La série Euphoria, dont la seconde saison a été diffusée sur HBO à l’hiver 2022, connaît un succès populaire qui ne démord pas. C’est que la série s’attaque de front au statu quo par une esthétique de la transgression, c’est-à-dire qu’elle procède par chocs des attentes du public, habitué à certains codes narratifs et thématiques. Euphoria surprend tant par ses entorses aux conventions de mise en scène que par sa manière d’aborder plusieurs enjeux de société.
Doctorante en littérature et arts de la scène et de l’écran, mes recherches se situent à l’intersection des études féministes et audiovisuelles.
L’article contient des divulgâcheurs et aborde la sexualité, la toxicomanie et certains troubles de santé mentale.
L’infaillibilité narrative
C’est le personnage de Rue, une adolescente anxieuse et cynique aux prises avec un problème de toxicomanie, qui prend en charge la narration d’Euphoria. Son point de vue sur le monde est sensible, franc, et intersectionnel, un concept inclusif qui désigne le décloisonnement des différents systèmes d’oppression.
Rue est consciente de rapporter un récit télévisuel et elle s’adresse fréquemment au public, s’amuse à manipuler l’ordre et le ton des événements. Plus qu’une simple voix off, elle a la faculté de figer à l’écran certaines images pour les contextualiser, ou encore de présenter des scènes alternatives de ce qu’elle aurait voulu qu’il se produise. Le cadre sériel dans lequel elle reçoit la possibilité de se raconter incarne un des rares espaces où elle possède un certain contrôle.
Mais Rue semble aussi souffrir de troubles bipolaires, c’est du moins ce que suggèrent le thérapeute consulté dans son enfance de même que les fluctuations extrêmes d’émotions qu’elle traverse. Ajoutés à sa dépendance aux drogues, les passages à vide de l’adolescente entraînent parfois d’intenses moments de dérapage. La narration s’en ressent notamment dans la finale de la saison 1, où la jeune fille recommence à consommer après quelques semaines d’abstinence.
La scène devient un surprenant numéro chanté dont Rue, le regard hagard et le corps désarticulé, est la soliste. Un choeur gospel la rejoint pour une chorégraphie erratique sur la chanson
Même lorsqu’elle se sait fautive, Rue rapporte ses mauvais coups avec un humour mordant qui la rend attachante. Pour avouer au public sa rechute, elle entrecoupe le récit d’un monologue directement adressé à l’auditoire, diapositives à l’appui (saison 2). Elle admet qu’en sa qualité de personnage principal, elle peut décevoir les espoirs du public, mais elle ramène à l’ordre quiconque aurait oublié les multiples rappels de son absence de désir de sevrage. Rue trouve des manières originales d’entrer en communication avec les spectateurs et les spectatrices, de leur faire savoir qu’elle s’intéresse à leur point de vue.
Même si Euphoria s’érige sur la narration d’une protagoniste imparfaite et irrévérencieuse, la jeune fille suscite l’empathie parce qu’elle ne tente pas de masquer sa faillibilité et que la série offre un accès à sa subjectivité, pour le meilleur et pour le pire. Le créateur de la série évoque d’ailleurs un « réalisme émotionnel ». Entre les deux saisons ont été insérés deux épisodes spéciaux en huis clos presque sans montage, qui procurent une pause d’émotions fortes, signe que les artistes derrière Euphoria utilisent aussi une variation de mise en scène pour allouer des moments de répit à l’auditoire.
Des opioïdes à la dépendance amoureuse
Au cœur d’Euphoria se déploie la relation passionnelle entre Rue et Jules. Par opposition aux autres couples de la série, hétérosexuels et imprégnés de violence, il s’agit d’une rare histoire d’amour qui parait fondée sur l’affection et le consentement. Mais Rue ne connaît pas davantage la modération lorsqu’il s’agit d’amour. Le sentiment d’enivrement que lui procure son coup de cœur pour Jules devient une figure de remplacement pour sa consommation, une responsabilité insoutenable sur le long terme pour sa partenaire. Une rupture parait inévitable tant que Rue ne sera pas désintoxiquée, conférant un sens inusité à l’expression « relation toxique ».
Un autre cas de dépendance amoureuse est présenté par la relation secrète de Nate et Cassie dans la seconde saison. Lorsque Nate semble se désintéresser d’elle, Cassie entre dans une spirale obsessive : ses journées se ponctuent de rituels de beauté compulsifs et le montage insiste par effet de répétitions sur le caractère nocif de ses efforts. Les looks de Cassie deviennent de plus en plus burlesques suivant la dégradation de son état mental, au point où ses amies lui demandent un matin si elle est déguisée pour la pièce de théâtre de l’école. Même les autres personnages réalisent que Cassie subit une transformation, qu’elle a quelque chose de décalé : au point culminant de la saison 2, elle ne semble plus appartenir au même univers fictionnel.
Le ton juste
Un peu comme la série britannique Sex Education (Netflix), dans un style différent, Euphoria parvient à dénoncer et à éduquer sans adopter un ton moralisateur. Par exemple, la série participe à normaliser auprès du public certaines situations d’intersectionnalité. Parce qu’il va de soi pour Rue d’être amoureuse d’une fille, la série ne met en scène aucun coming out, pas plus qu’elle ne fait une intrigue de la transidentité de l’une des têtes d’affiche. Les discriminations sont plutôt dénoncées par contraste entre le naturel avec lequel les protagonistes embrassent leur fluidité et les réactions stéréotypées de garçons dans leur entourage.
La série excelle par ailleurs à dénoncer une culture de la virilité rigide qui se défoule sur le féminin. Entre les violences sexuelles, le slutshaming et les catcalls, il devient pénible pour les adolescentes d’Euphoria de performer le modèle de féminité exigé, tout en assumant une identité et une sexualité qui leur sont propres. Dans la saison 1, l’orgasme semble même renié aux protagonistes féminines. Le personnage de Kat élabore une stratégie pour ne pas laisser les autres marchander sa sexualité : elle crée son propre compte sur le web où elle est rémunérée pour des discussions vidéo érotiques.
Pour se protéger de la brutalité des garçons qui l’entourent, Kat repousse vigoureusement Ethan dans la première saison, alors qu’il semble pourtant avoir une sincère estime pour elle. Lorsqu’il la confronte à ce sujet et réitère son intérêt amoureux, elle révèle son incrédulité qu’il puisse vouloir obtenir d’elle davantage que certaines faveurs sexuelles. Alors qu’il souhaite lui prouver le contraire en lui offrant à elle un cunnilingus, la saison 1 met de l’avant la toute première représentation d’hétérosexualité où le partenaire masculin donne sans rien prendre en retour.
C’est également la première fois de la série où l’on montre à l’écran un orgasme féminin non feint. Plus encore, à son grand embarras, il est révélé qu’Ethan a éjaculé dans son pantalon. L’expérience de Kat avec Ethan brise un important plafond de verre dans le cadre d’Euphoria : une relation sexuelle sans pénétration où un garçon retire du plaisir à satisfaire sa partenaire.
Toutefois Kat réalisera plus tard que sa relation avec Ethan ne lui convient pas, et c’est en puisant à l’esthétique des films d’horreur de style slasher et des films pornographiques qu’elle extériorise cette insatisfaction. S’ennuyant dans sa chambre, elle fantasme qu’Ethan est mis à mort par un guerrier dothraki avec qui elle a une relation sexuelle torride devant le cadavre d’Ethan qui projette des effusions de sang. Loin de se contenter de son propre cadre, Euphoria s’amuse ainsi à puiser à différents styles fictionnels pour personnifier le discours intérieur des protagonistes.
Des larmes aux paillettes : matérialisation de paradoxes
La série a rapidement été remarquée pour sa trame sonore à la fois éthérée et aliénante, de même que pour ses maquillages uniques abondamment reproduits sur les réseaux sociaux. Paillettes sous les yeux, eyeliner multicolore, diamants dans les cheveux : les adolescentes d’Euphoria affichent au quotidien des looks dignes de grands magazines de mode.
Compte tenu du caractère pessimiste de la série, cette esthétique extravagante a de quoi surprendre, d’autant que les personnages l’affichent avec désinvolture. C’est qu’Euphoria, malgré son titre aux sonorités joviales, propose une expérience davantage dysphorique qu’euphorique. Sur le visage de Rue, qui peine à trouver l’équilibre entre l’extase et la dépression, se côtoient les larmes et les paillettes.
Cette capacité de la série à faire coexister des paradoxes est la pierre angulaire de son originalité. L’auditoire est pris à témoin des vagues de bonheur et des souffrances abyssales des personnages, et la série n’essaie pas d’édulcorer la douleur pour rendre le visionnement plus agréable. L’incarnation d’une telle variation des émotions illustre la complexité des enjeux traversés par les protagonistes.
Habituer le public à l’inattendu
L’expérience humaine étant pavée de contradictions, la série Euphoria ne semble se soumettre à aucune contrainte thématique ni artistique pour relayer des réalités difficiles avec réalisme, tant dans le narratif que dans l’audiovisuel.
Pour adhérer, les spectatrices et les spectateurs doivent accepter de ne rien tenir pour acquis. Un charismatique père de famille peut ainsi réprimer une vie sexuelle délictueuse où il abuse de personnes mineures, tout comme le dealer de drogue de la ville peut être l’un des personnages les plus empathiques et complexes.
Euphoria est une série imprévisible qui fait délibérément fi des conventions pour ébranler sans concession plusieurs tabous tenaces.
Anne-Sophie Gravel, Doctorante en littérature et arts de la scène et de l'écran (concentration cinéma), Université Laval
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.