Trouver la juste distance lors de certains examens médicaux qui touchent à l'intime est complexe. Halyna Dorozhynska / Shutterstock
Dénonciation publique de la maltraitance en gynécologie : une approche éthique
Emmanuel Hirsch, Université Paris-SaclayLes actes gynécologiques ont ceci de spécifique qu’ils exposent à un dévoilement de ce qu’une patiente a de plus intime. Ce n’est pas le seul champ médical à demander une grande proximité dans le cadre d’examens et de soins, mais ils ont trait à l’intégrité, physique et morale, de la personne comme peu d’autres.
Cette complexité demande une vigilance particulière, une réflexion pour trouver la juste distance entre soignant et patiente et prévenir au maximum les risques d’atteinte à cette intégrité.
Le Haut conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes consacre un chapitre de son rapport « Les actes sexistes durant le suivi gynécologique et obstétrical » aux « violences sexuelles : harcèlement sexuel, agression sexuelle et viol » :
« Enfin, parmi les faits signalés lors des auditions ou dans les témoignages publiés dans les différentes sources mobilisées, certains relèvent sans conteste de violences sexuelles, par exemple :
– Invitations à dîner récurrentes, regards insistants, questions intrusives sur la vie sexuelle de la patiente sans lien avec la consultation ;
– Toucher les seins d’une femme ou pratiquer une palpation mammaire sans aucune justification médicale et/ou sans recueillir le consentement de la patiente ;
– Pénétrer une patiente avec ses doigts, un objet et a fortiori avec son sexe sans aucune justification médicale et/ou sans recueillir le consentement de la patiente.
Cette typologie montre qu’il ne s’agit donc pas de mettre sur le même plan une remarque déplacée sur la pilosité ou le poids d’une patiente et un viol commis dans le cadre du soin, mais bien de montrer que ces actes s’inscrivent dans un continuum sexiste. »
Le 21 octobre 2021, le Collège national des gynécologues et obstétriciens français rendait publique une Charte de la consultation en gynécologie ou en obstétrique. Il fixe un cadre déontologique à l’examen clinique conditionné par sa justification médicale et le souci accordé aux modalités éthiques de cette pratique soumise à l’acceptation de la femme et au devoir de respect.
« L’examen peut comporter une palpation des seins, une palpation abdominale, un toucher vaginal avec gant ou doigtier, et l’usage de matériels médicaux tels qu’un spéculum ou une sonde endovaginale. Dans certains cas, le recours à un toucher rectal après explications peut être justifié. »
« L’examen doit pouvoir être interrompu dès que la patiente en manifeste la volonté. Aucune pression, en cas de refus, ne sera exercée sur elle ; il convient alors de l’informer de l’éventuelle nécessité d’un nouveau rendez-vous pour réaliser l’examen, si celui-ci est indispensable, et de l’informer des limites diagnostiques et thérapeutiques que cette absence d’examen clinique peut entraîner. »
Ces deux contributions font apparaître la complexité et les possibles interprétations, voire les contestations et dénonciations d’une pratique médicale intervenant dans la sphère de l’intime, au point de n’être justifiable et acceptable que dans le cadre d’une relation de confiance incompatible avec la moindre suspicion.
L’instruction judiciaire permettra d’apprécier si les plaintes pour viol dont fait l’objet l’actuelle secrétaire d’État à la Francophonie dans son exercice professionnel de gynécologue sont ou non fondées. Leur impact dans le débat public justifie cependant une approche éthique de nature à expliciter la spécificité de ces interventions qui ne sauraient être entachées d’un soupçon de déviance ou de maltraitance.
Observons d’emblée que les représentations de pratiques médicales intrusives ne concernent pas seulement la gynécologie-obstétrique comme il en est débattu dans l’actualité immédiate. D’autres actes qui affectent l’intimité comme la coloscopie en gastro-entérologie ou la pose d’une sonde urinaire, mais tout autant des traitements routiniers parfois ressentis comme une maltraitance peuvent être considérés insupportables, inconciliables avec l’exigence de la prévenance développée dans une démarche éthique du care.
Dans d’autres champs médicaux, comme la psychiatrie, des règles de déontologie imposent également une vigilance particulière. La personne malade y est dans une position de dépendance psychique et physique, susceptible de l’exposer à des arbitraires (contention, « camisole chimique », atteinte à sa dignité et à son intégrité).
Pourquoi de telles mises en cause ?
D’un point de vue éthique, ce dont témoignent les mises en causes publiques de professionnels de santé intervenant dans une proximité du soin qui impose des règles de juste présence et de juste distance soucieuses du respect de l’intégrité morale de la personne, c’est d’une défiance et d’une condamnation de l’intolérable qui en appellent à des clarifications, à une parfaite transparence et si nécessaire aux évolutions des pratiques.
Il y va parfois d’une incompréhension relative à ce qui apparaît comme une violence et une indifférence inacceptable dans le cadre d’une intervention qui justifie pour le moins l’expression d’une sollicitude attestée par la qualité d’un dialogue, d’une concertation réelle avant tout acte médical et le recours aux dispositifs prévenant et atténuant la douleur.
L’acte soignant n’est acceptable que dans sa justification, sa compréhension, sa proposition et son appropriation par la personne à laquelle il est prescrit dans le cadre d’une alliance thérapeutique fondée sur les principes de bienveillance, de consentement à une intervention comprise dans son intérêt et mise en œuvre en minimisant les possibles conséquences péjoratives.
Le geste technique en gynécologie-obstétrique se situe habituellement dans la continuité d’une relation médicale élaborée dans le temps et conditionnée par un rapport personnel de proximité qui se tisse et de définit dans le cadre d’un colloque singulier. Il engage une responsabilité médicale ayant ses spécificités et ses obligations particulières. Il peut également intervenir dans le contexte délicat d’une interruption volontaire de grossesse ou d’une complication imposant une intervention dans l’urgence qui ne peut pas être différée. La consultation consiste aussi en l’annonce d’un risque ou de la suspicion d’une pathologie grave qui nécessite des explorations et des examens complémentaires dans un contexte où culminent les inquiétudes. C’est dire la diversité des circonstances qui, du fait de leur sensibilité, exigent un souci d’humanité et la rigueur dans les comportements.
Rien ne saurait justifier un geste ressenti comme abusif, inapproprié, indécent, indigne et d’une brutalité assimilée à un viol. C’est l’esprit même du code de Nuremberg (1947) que d’instituer une éthique de la médecine et de la recherche attentive à protéger la personne de toute atteinte à sa dignité, à ses valeurs, à ses droits et à son libre choix.
Respecter l’autre, préserver l’humanité du soin, c’est être conscient que des mentalités et des pratiques irrespectueuses, routinières et indifférenciées s’opposent aux valeurs dont est garant tout professionnel de santé.
Il est tenu à une vigilance, une retenue et une attention de chaque instant, tout particulièrement dans les circonstances de grande vulnérabilité, quand la personne peut avoir le sentiment d’être livrée à son regard et soumise à des actes médicaux qui l’exposent à ce qu’elle éprouve comme un dévoilement, une mise à nu impudique, voire à une pénétration de ce qu’elle a de plus intime. Le geste clinique est doté d’une signification anthropologique et a un impact psychologique dont le praticien doit avoir conscience afin de créer un environnement relationnel favorable à son acceptabilité.
Ce qu’être irrespectueux de la dignité d’une personne signifie
L’histoire de la gynécologie-obstétrique est marquée par la mémoire des souffrances indues endurées par la femme, en situation d’urgence vitale, sollicitant l’intervention d’un médecin à la suite d’un « avortement clandestin » qui s’était compliqué. Ce moralisme médical punitif d’un autre temps imposait à la femme une culpabilisation, des violences et des humiliations provoquées selon une conception pervertie de l’idée de catharsis, pour ne pas dire de châtiment !
Il n’est pas certain que dans notre société sécularisée ne persistent pas les traces d’une culture doloriste dont les exactions commises sur la femme seraient une expression. Cela justifierait de la part des instances de la déontologie médicale des positions encore plus déterminées.
Rappelons qu’il était procédé autrefois à l’exposition en amphithéâtre des « cas cliniques » sans susciter la réticence morale de professionnels exhibant une personne et la soumettant à toute sorte d’expérimentations et de manipulation au nom de « l’intérêt de la science » et au mépris de sa dignité. La « grande visite » au pied du lit de la personne hospitalisée était elle aussi menée sans souci de son consentement et de sa pudeur, y compris lorsqu’une cohorte d’étudiants étaient appelés à s’exercer à des gestes intrusifs parfois sans même adresser la parole au malade qui les subissait. Ce qui était considéré tolérable hier ne l’est plus aujourd’hui. Cela ne peut que nous inciter à davantage de résolution à l’encontre de pratiques résiduelles inconciliables avec ce qui est institué par la loi.
Ainsi, la loi du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé conditionne les examens à des fins pédagogiques au consentement de la personne :
« L’examen d’une personne malade dans le cadre d’un enseignement clinique requiert son consentement préalable. Les étudiants qui reçoivent cet enseignement doivent être au préalable informés de la nécessité de respecter les droits des malades énoncés au présent titre. » (Code de la santé publique, article L. 111-4
Cette loi affirme que « La personne malade a droit au respect de sa dignité ». Elle concerne donc les pratiques en gynécologie-obstétrique objets actuels de controverses. Et s’il était nécessaire de surligner la valeur de cette avancée législative dite de « démocratie sanitaire » de manière plus générale, un témoignage suffirait. Une infirmière exerçant dans un établissement hospitalier parisien évoquait avec émotion l’une de ses premières indignations à son arrivée dans un service de gériatrie dans les années 1970. Des personnes âgées étaient « lavées au jet d’eau » dans la cour de l’hôpital sans que cela ne suscite à l’époque la protestation de qui que ce soit !
De tels arbitraires pourraient même relever du concept de « traitement inhumain ou dégradant ». Pour autant, du fait même de la gravité et de la complexité des circonstances à nouveau évoquées aujourd’hui à propos des suspicions de maltraitances en gynécologie, une extrême prudence s’impose avant de mettre en cause un médecin sans avoir pu apporter la preuve judiciaire que son intervention bafouait la déontologie médicale et tout autant les valeurs d’humanité :
« Le médecin, au service de l’individu et de la santé publique, exerce sa mission dans le respect de la vie humaine, de la personne et de sa dignité […] » (Code de déontologie médicale (2021), Code de la santé publique, article R.4127-2)
« […] Il (le médecin) ne doit jamais se départir d’une attitude correcte et attentive envers la personne examinée » (art. R.4127-7)
Afin de prévenir les risques d’exactions ou de mises en causes infondées, les pratiques du soin évoluent dans le cadre de concertions éthiques mais également, par prudence nécessaire, en sollicitant le principe de précaution. J’ai parfois été saisi par des équipes exerçant en Ehpad confrontées au signalement d’attouchements par un soignant au cours d’une toilette ressentie comme un viol, ce qui devait être porté à la connaissance du procureur de la République.
Au regard de ce risque, nombre de professionnels n’interviennent plus seuls, mais dans le cadre de binômes censés superviser et assurer la pertinence de l’intervention. Quelle attitude adopter dans la prise en compte de la protestation du proche d’une personne affectée dans sa faculté de jugement par une maladie neuro-évolutive qui dénonce un viol dans la nuit, qu’il soit commis par un résident ou un professionnel ? Le signalement administratif au sein d’un établissement est immédiat, et engage à mettre en œuvre une procédure dont, quelques soient la crédibilité des incriminations et l’issue de l’investigation, sera irrévocablement préjudiciable à la réputation du professionnel incriminé, dans bien des cas à tort.
Dans des pays comme les États-Unis, le recours à la justice afin d’obtenir des réparations financières suite à une consultation en gynécologie-obstétrique estimée contestable dans ses procédures ou attentatoire à la dignité de la personne, a incité les professionnels à s’équiper de caméras pour enregistrer l’entretien et les différents actes de soin.
La sphère intime de la relation de soin est alors soumise à l’intrusion d’un contrôle visuel qui sera archivé, parfois renforcé par la présence d’un autre soignant ou d’un proche de la personne qui consulte.
L’application de la télémédecine à la gynécologie ou à l’urologie n’est pas sans interroger sur les conditions de respect de l’intimité du colloque singulier dans la relation de soin.
De manière récurrente, et dans un domaine qui concerne également des conceptions assimilées par certains au respect de la dignité et de l’intégrité, il est fait état du refus pour raison communautariste d’un examen gynécologique qui serait pratiqué par un homme.
Il nous faudrait donc approfondir ces enjeux en dehors des controverses suscitées par des événements qui font, parfois à juste titre, irruption dans l’actualité.
Respecter la parole des femmes meurtries et la présomption d’innocence
Le contexte polémique qui affecte les pratiques soignantes n’est pas l’apanage de la gynécologie-obstétrique. Il doit être compris comme révélateur d’une sensibilité et d’exigences morales et sociales dont nous devons prendre collectivement la mesure.
Faute d’une concertation à la hauteur des enjeux et d’un cadre règlementaire à renforcer, les professionnels concernés pourraient, par précaution, être incités à renoncer à intervenir là où des enjeux vitaux pour la femme sont engagés. Je pense à ce temps passé à tenter de convaincre une personne réticente à un examen ou à un traitement : cette démarche en responsabilité d’un soignant pourrait être considérée de manière subjective comme l’exercice d’une pression abusive, voire une maltraitance morale.
L’indication de certains examens exploratoires au même titre que celle d’un acte chirurgical mutilant (par exemple des interventions intrusives à visée préventive du cancer justifiant l’ablation de ce à quoi une femme est la plus attachée du point de vue de son identité) pourrait a posteriori être contestée par la patiente qui y trouverait matière à contestation en dépit d’une information loyale et de son consentement.
Il est évident que ce désinvestissement des professionnels porterait davantage préjudice aux femmes les plus en situation de vulnérabilité qui rencontrent déjà tant d’obstacles à bénéficier d’un suivi gynécologique indispensable.
Dans une question posée le 5 août 2021 au ministère de la Santé et des Solidarités, la sénatrice Françoise Dumont évoque le sinistre dans l’accès à des gynécologues : « Entre 2007 et 2020, la France s’est vue perdre 52,5 % de ses effectifs en gynécologues médicaux, à savoir 1022 médecins en 13 ans. De surcroît, au 1er janvier 2020, 12 départements de métropole n’avaient aucun gynécologue médical, soit 5 départements de plus qu’en 2018. » (« Démographie inquiétante des gynécologues médicaux en France », Question écrite n° 24116 de Françoise Dumont, JO Sénat du 5 mai 2021, p. 4801)
Les contraintes d’un exercice professionnel sollicitant une disponibilité constante dans un contexte de pénurie peu favorable à motiver les vocations, les responsabilités juridiques attachées à cette spécialité médicale imposant des primes d’assurances d’un montant particulièrement élevé auxquelles s’ajoutent les risques de mise en cause morale qui, quelque puissent être les éventuelles conclusions judiciaires portent un préjudice à la réputation des professionnels mis en cause, ne sont pas des incitations favorables à l’avenir de la gynécologie-obstétrique. Ce constat mérite d’être pris en compte : en 2021, 2274 gynécologues médicaux et 5489 gynécologues-obstétriciens exerçaient en France.
Une fois encore, l’exigence de démocratie en santé mérite une concertation nationale afin d’éviter de s’engager dans la voie sans issue d’une méprise ou de mépris susceptibles de désinvestir de leurs engagements au service de tous ceux qui ne sont plus désignés et conspués que dans leurs insuffisances, leurs impérities voire leur inhumanité, et dont on conteste sans esprit de nuance l’éminente valeur de leur fonction dans la société. Je n’ai pas lu ces derniers jours les témoignages significatifs de femmes qui reconnaissaient à leur gynécologue la qualité d’un suivi compétent et humain dont elles étaient satisfaites.
La parole des femmes meurtries et humiliées alors qu’elles attendaient que la compétence du geste technique soit accompagnée d’une attention bienveillante, respectueuse, de nature à atténuer leur souffrance et leur inquiétude doit être reconnue comme l’appel à l’éveil d’une éthique en acte. Pour autant, il ne serait ni sage ni juste de ne pas tenter de contribuer de manière constructive à améliorer ce qui devrait l’être, là où les comportements de professionnels de santé trahiraient les valeurs de l’éthique médicale.
Au moment où se numérisent les pratiques de santé dans un contexte de restriction des capacités à consacrer à la relation de soin le temps indispensable à une rencontre vraie, il n’est pas certain que les instances publiques en comprennent les exigences au-delà du registre de la compassion éphémère ou de protestations dont l’opportunité ne manque pas d’interroger.
Néanmoins, si la reconnaissance de ces souffrances ne se discute pas, elles ne doivent pas faire irruption dans la sphère publique sans une certaine prudence et sans que soit respecté un principe indispensable à la vie démocratique : la présomption d’innocence.
Dans le contexte présent, nombre de personnes se posent en effet de légitimes questions. Est-ce parce qu’elle a été désignée secrétaire d’État que les plaintes pour viol ont été déposées au motif qu’elle serait indigne de cette fonction, ou parce que les femmes qui la dénoncent aujourd’hui pour viol ont pensé qu’à l’époque des faits leur appel à réparation n’aurait pas été audible et susceptible d’avoir une portée politique comme c’est le cas aujourd’hui ? Cette interrogation mérite elle aussi d’être posée et assumée aujourd’hui.
Emmanuel Hirsch, Professeur d'éthique médicale, Université Paris-Saclay
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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