Dans la série « Deadloch », le rire en étendard face aux violences de genre
Nicole Bastin, Université Rennes 2La scène d’ouverture donne le ton. Dans une ville fictive de la côte tasmanienne (Australie), deux jeunes aborigènes rentrent, insouciantes, au petit matin, traversant des espaces déserts et embrumés. Comme dans toute série policière qui se respecte, on s’attend à ce qu’elles soient attaquées, sinon qu’elles découvrent le cadavre d’une femme horriblement violentée. Mais contre toute attente, elles tombent plutôt sur le corps sans vie d’un homme nu. Littéralement même, puisqu’en trébuchant dessus, l’une d’elles fait tomber son joint, qui se ravive alors au contact des poils du pubis. Et l’adolescente, paniquée, de pousser un juron, tout en frappant énergiquement le sexe pour éteindre son mégot.
« Parodie satirique », selon les termes de la professeure de littérature Linda Hutcheon, Deadloch, la série créée par le duo de comiques australiennes Kate McLennan et Kate McCartney, est autant un réquisitoire contre la « masculinité hégémonique » qu’un plaidoyer en faveur des victimes de discrimination. En usant du rire pour dénoncer des violences structurelles, la série se positionne en tête d’un courant d’expression féministe, récent mais affirmé.
Une satire sociale
À la façon des Caractères de la Bruyère, dans Deadloch, chaque personnage correspond à un archétype et incarne de façon exagérée un trait de personnalité, associé à une tendance de la société occidentale. Ce principe permet à la série de brosser avec humour le portrait de nombreux personnages, parmi lesquels des « gentils », comme une vétérinaire écolo persécutant son entourage avec des règles de bienveillance, une footballeuse tenace en quête désespérée de coéquipières ou un agent de police adorablement tire-au-flanc. Du côté des « vilains », on retrouve toute une gamme de misogynes – du paternaliste arrogant au pervers harceleur, en passant par des sexistes ouvertement hostiles et insultants – ainsi que deux femmes : une héritière raciste condescendante, et la belle idiote du village, intolérante essentiellement par stupidité : « la schtroumpfette » selon le concept de l’autrice féministe américaine Katha Pollitt, qui sert autant d’alibi aux hommes masculinistes qu’elle est abusée et manipulée par eux.
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Auparavant entièrement contrôlée par des hommes blancs et discriminants, la ville de Deadloch s’est tournée vers l’art et la culture, à la faveur de quelques décès opportuns mais aussi sous l’impulsion d’une maire de couleur, stressée et stressante. La commune est alors devenue miraculeusement un havre de paix pour des couples de lesbiennes, qui sont maintenant beaucoup plus nombreuses ou visibles qu’avant, à commencer par la shérif Dulcie.
C’est dans ce contexte qu’une série de meurtres fait paraître, aux abords de la ville, des cadavres d’hommes dénudés, dont on a également sectionné la langue, toute référence au mythe grec de Philomèle étant évidemment purement volontaire.
L’enquête se retrouve alors aux mains de Dulcie mais aussi d’Eddie, une détective impulsive, vulgaire et borderline homophobe, dépêchée en renfort. Les tensions très fortes qui émergent, à la fois entre Dulcie et Eddie et entre le duo d’enquêtrices et le reste de la population s’entremêlent avec la poursuite d’un, ou d’une serial killer, dont le mobile se révèle être lié à la question des violences de genre, les victimes en ayant toutes commis de leur vivant.
Naturellement, comprenant qu’ils sont visés par ce qu’ils pensent être une tueuse en série et supportant très mal leur soudaine position de cible vivante, les machos de la ville tentent de s’organiser pour reprendre la situation en main. Ainsi, dans Deadloch, les comiques de caractère, de mœurs et de situation permettent-ils la peinture contrastée d’un monde inégalitaire et absurde, au bord de l’implosion, une représentation encore rehaussée par une utilisation prononcée du vrai.
La vérité comme ressort comique
À maintes reprises, et de façon toujours inattendue, dans la série, les personnages énoncent la vérité, tout du moins leur vérité, que ce soit lors d’un banquet gastronomique, d’un dîner d’anniversaire, d’un interrogatoire de témoin, ou pendant une garde à vue collective. En plus de déclencher le rire, cette authenticité imprévue permet aux autrices de verbaliser, via leurs personnages, un nombre important de phénomènes sociaux et historiques : par exemple, le stigmate social dû à la non-conformité aux stéréotypes de genre, l’éviction des aborigènes de leurs terres lors de la colonisation anglaise ou encore la condamnation de l’homosexualité par l’Église. Typiquement, à la shérif qui lui demande pourquoi elle a arrêté de se rendre à la paroisse, Skye, la chef cuisinière, répond : « Comme toi, Dulcie, je suis devenue trop gay pour ça. »
Cette franchise à portée pédagogique s’accompagne de plus d’un langage grossier, imagé et tellement outrancier que les scénaristes ont dû le défendre auprès de la direction d’Amazon, qui diffuse la série. Dans un essai argumenté, surnommé The Cunt Manifesto (littéralement Le Manifeste de la Chatte), les deux Kate, McLennan et McCartney, ont argué autant d’une exception culturelle australienne que d’une écriture de l’insulte typiquement shakespearienne. Leur démarche est d’autant plus originale que c’est justement au nom de la bienséance que les femmes ont été pendant des siècles exclues du cercle des comiques professionnels, comme l’explique l’historienne Sabine Melchior-Bonnet dans son livre Le Rire des femmes, une histoire de pouvoir.
Par ailleurs, en observant d’autres œuvres comiques de la décennie passée, on constate que Deadloch partage avec certaines d’entre elles une écriture exclusivement féminine, une grande liberté de ton et l’exposition truculente de violences de genre.
Deadloch, série phare d’une contre-offensive féminine par le rire
En effet, comme
Auparavant, d’autres séries avaient déjà fait usage d’éléments de comédie, tout en dissertant sur le « continuum des violences faites aux femmes », théorisé par la sociologue britannique Liz Kelly. Citons en particulier la première saison de
Au contraire, dans Deadloch, I May Destroy You ou Promising Young Woman, loin d’être un baume, le rire a du piquant et provoque d’amères prises de conscience. Non seulement rire et violences y sont indissociables, mais les tensions soulevées par l’humour restent en suspens. Alors qu’une plaisanterie consiste logiquement en l’articulation de deux temps, la création d’une tension que l’on vient ensuite soulager par une punchline, dans Deadloch – exactement comme le préconisait Hannah Gadsby, la comique d’origine tasmanienne, dans son spectacle
Une vision complexe des rapports de domination
En tant que production emblématique d’une mouvance récente, Deadloch est donc autant une validation qu’un démenti des écrits de Virginia Woolf. D’un côté, la série est écrite et réalisée par des femmes qui cherchent clairement « à modifier les valeurs établies, à rendre sérieux ce qui paraît insignifiant à un homme, et insignifiant ce qui est, pour lui, important », comme le disait l’autrice aux étudiantes de Cambridge en 1928. Mais quelques années plus tard, Woolf écrivait aussi dans son journal : « plus une vision est complexe et moins elle se prête à la satire ». Or Deadloch offre justement, via la satire, une vision complexe des rapports de domination et de la façon dont ceux-ci peuvent gangrener le tissu d’une communauté.
De fait, puisqu’on ne peut rire de quelque chose sans présupposer de son existence, comme l’expliquait le critique littéraire Michael Riffaterre, l’humour, surtout s’il est moqueur, est un puissant moyen de générer une vérité, de dessiner les contours d’un fait social, selon la terminologie d’Émile Durkheim. C’est pourquoi Deadloch donne finalement raison à l’historien Alain Vaillant, pour qui, « il faut parfois du sérieux, ne serait-ce que pour redonner au rire sa vraie mission anthropologique, qui est de mettre le réel à distance. Mais pour mieux le voir ».
Nicole Bastin, Enseignante en études sur le genre, doctorante en études culturelles anglophones, Université Rennes 2
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.