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Ce que les chansons préférées des adolescents nous apprennent sur leur imaginaire amoureux
Marine Lambolez, ENS de LyonQue ce soit dans leur chambre, entre amis, dans les transports pour aller à l’école, sur leur téléphone ou sur l’ordinateur familial ou encore en fond sonore de vidéos TikTok, les adolescentes et adolescents d’aujourd’hui écoutent constamment de la musique. Leur goût pour telle pop-star ou tel nouveau hit relève-t-il uniquement de leurs préférences personnelles ? Ou peut-on déduire certaines de ces tendances de leurs caractéristiques sociales ?
Lors d’une enquête de terrain effectuée en 2022 auprès de cinq classes de quatrième dans une grande ville française, j’ai pu interroger 120 jeunes de 12 à 14 ans sur leurs goûts musicaux. Je me suis ensuite intéressée plus spécifiquement à leurs chansons d’amour préférées. Que peut-on dire des représentations que celles-ci véhiculent ?
Le genre et la classe sociale, déterminants pour les goûts personnels
De nombreuses enquêtes, comme celle réalisée par Agi-Son auprès des 12-18 ans pour le Baromètre : Jeunes, Musique et risque auditifs placent le rap en première place des genres musicaux les plus écoutés par les jeunes, et ce depuis 2017. Cette tendance se retrouve très largement chez les personnes rencontrées dans mon enquête dont la majorité, peu importe leur genre ou leur origine sociale, écoute du rap.
Si on peut parler d’une homogénéisation des goûts musicaux, en y regardant de plus près on constate que les filles écoutent les mêmes artistes que les garçons mais que l’inverse n’est pas vrai. En effet, non seulement les garçons n’écoutent quasiment pas d’artistes féminines, hormis quand celles-ci chantent en duo avec un artiste qu’ils apprécient (
Dans une moindre mesure, les adolescentes et adolescents d’un milieu aisé écoutent ce qu’écoutent les jeunes de classe populaire mais pas le contraire. La popularité du rap peut expliquer pourquoi ce sont les jeunes hommes, souvent racisés, de classe populaire qui décident actuellement des tendances : la majorité des artistes rap populaires font partie de ce groupe et ciblent un public qui leur ressemble.
Les pratiques d’écoute des jeunes de familles bourgeoises se singularisent par l’écoute de la radio, que l’on ne retrouve dans aucun autre groupe, tout comme l’écoute de podcasts et de « musiques anciennes » (quand je leur demande de préciser, ils et elles citent Jacques Brel et Nancy Sinatra) ainsi que la musique classique, citée par 7 % des élèves de cette classe, mais par 3,33 % des adolescents interrogés au total.
Et tu écoutes quelle(s) musique(s), quand tu es amoureux·se ?
La question de leurs chansons d’amour préférées, posée afin d’en savoir un peu plus sur leur imaginaire amoureux, nous donne une idée de ce qui se passe dans les AirPods d’un ado amoureux. Plusieurs déclarent que leurs pratiques d’écoute sont modifiées par le sentiment amoureux, comme Vincent, qui écrit : « Quand je suis amoureux, je vais écouter des musiques d’amour version rap et essayer de m’imaginer avec la personne sur laquelle je suis en crush ».
Les deux chansons d’amour les plus citées par les adolescents se divisent également suivant le genre. Pour les filles il s’agit du titre Je t’a(b)ime de la chanteuse Nej, dont voici le refrain :
On s’aime mais on s’abîme
Dans toute cette histoire j’y ai laissé mon être
Si t’aimer est interdit j’veux que tu sois mon enfer
(On s’aime mais on s’abîme, on s’aime mais on s’abime)
Tu es ma punition, sur Terre mon châtiment
À l’agonie je n’comprend plus mes sentiments
Et pour les garçons c’est « Lettre à une femme » du rappeur Ninho qui remporte la première place :
J’pourrais t’aimer toute ma vie même si tu fais trop mal au crâne
C’est comme une maladie sans vraiment savoir où j’ai mal
Et tes copines veulent tout gâcher, à chercher mes erreurs
Et si elles arrivent à trouver, y aura des cris, des pleurs
[…]? J’ai son cœur dans la poche
Mais rien qu’elle brouille les pistes
Elle veut qu’j’fasse des efforts,
Elle prendra la tête toute ma vie
Ces deux chansons, très populaires au sein de la discographie de leurs artistes respectifs, proposent une vision de la relation de couple bien loin de celle des contes de fée que les ados lisaient encore quelques années auparavant. A les écouter, on se dit que les relations amoureuses « des grands », c’est quand même beaucoup de problèmes et de souffrance.
Ces deux titres montrent parfaitement le fossé entre les tourments amoureux attendus de part et d’autre d’un couple hétérosexuel ; alors que Ninho parle de « mal au crâne » Nej chante déjà « l’agonie » et quand elle accepte la « punition » et même le « châtiment » par amour, lui menace de « cris et des pleurs » si sa compagne et ses amies le critiquent un peu trop.
Les histoires d’amour finissent mal, en général ?
Quand on leur demande « ce qui en fait des vraies chansons d’amour, ce qui prouve qu’il y a de l’amour », voici ce que répondent les collégien·ne·s :
Le groupe qui a choisi « Lettre à une femme » surligne « y aura des cris, des pleurs » comme étant une preuve d’amour. Axelle m’explique « Il veut dire qu’il reste avec elle dans les hauts et les bas quand il dit qu’elle fait mal à la tête ! » Derrière, Elif et Nabila ont choisi Je t’a(b) ime de Nej et surlignent « Tu es ma punition, sur Terre mon châtiment ». Je remarque « Bah c’est pas très romantique ça non ? Une punition c’est plutôt négatif ! », les deux s’insurgent : « Mais non mais c’est trop beau ce qu’elle dit ! », petit moment de gêne, incompréhension des filles qui essayent de me prouver que la souffrance est romantique, j’essaye de me rattraper « C’est vous qui décidez ce que vous trouvez romantique de toute façon ! » (extrait carnet de terrain).
Si Ninho est un des artistes préférés de tous les garçons interrogés, peu importe leur classe sociale, les jeunes filles aisées ne déclarent pas écouter la chanteuse Nej et lui préfèrent Angèle, connue notamment pour sa chanson « Balance ton quoi ». Les discours féministes, qu’ils passent en chanson ou par d’autres contenus culturels, sont généralement plus accessibles et recommandés aux filles de classes sociales supérieures. Si elles ne sont pas les seules victimes de violences, les jeunes de classes populaires auraient besoin de pouvoir accéder en priorité aux programmes de prévention des violences dans les relations amoureuses. Sans rendre les œuvres culturelles responsables de cette violence, on peut noter comment celle-ci est mise en scène et comment elle est reçue par les jeunes.
Jordan et Farid remplissent le questionnaire en lisant les questions à haute voix l’un à l’autre. Jordan « Si ton ou ta partenaire te dit des choses méchantes et s’énerve contre toi, comment réagis-tu ? », Farid répond « je la frappe ! » et Jordan renchérit « j’lui mets deux-trois coups de couteaux ! » puis ajoute en captant mon regard « c’est une chanson hein ! » (extrait de carnet de terrain)
La chanson en question est « CANADA » du rappeur 1PLIKÉ140, dans laquelle on entend ces paroles « 2-3 coups d’couteau bien placés, impossible qu’ils reviennent comme le mec de Nabilla ». L’artiste fait référence ici à Thomas Vergara, mari de Nabilla Benattia, qui a été poignardé par sa compagne lors d’une dispute conjugale en 2014. Le couple, qui s’est formé dans une émission de télé-réalité, est toujours ensemble neuf ans après l’incident. Les relations d’amour/haine, au sein desquelles une réelle violence s’exprime, font la popularité de nombreuses émissions de télé-réalité actuelles. D’après l’étude #MoiJeune 20 Minutes – OpinionWay de 2021, près d’un tiers des jeunes regarde des émissions de télé-réalité, avec toutefois une nette différence entre les garçons (18 %) et les filles (43 %).
Que ce soit dans la musique, les émissions de télé, les séries ou la littérature « young adult », faire rimer romance et violence est fréquent dans de nombreuses œuvres qui rencontrent un grand succès auprès des ados : on peut citer la série Gossip Girl, la chanson Jaloux de Dadju, le film 365 jours, le roman Jamais plus de Colleen Hoover, la chronique Wattpad d’Inaya Jusqu’à la mort…
Cette fascination pour les relations torturées, que l’on appellerait aujourd’hui abusives ou toxiques, soulève des inquiétudes quant aux attentes amoureuses des adolescentes. En effet les filles de 15 à 25 ans sont, comme le rappelle Sophie Barre, membre de la coordination nationale de l’association féministe NousToutes, « les premières à subir les violences conjugales, mais les moins présentes dans les dispositifs mis en place pour leur venir en aide ».
Marine Lambolez, Doctorante, ENS de Lyon
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.