Les voyages de nuit racontent aussi nos mobilités sociales. Edward Hopper, Compartiment C , 1937. Collection privée, huile 50.8 x 45.7 cm/ Gandalf's gallery/Flickr, CC BY-NC-ND
Voyages au cours de la nuit : qui sont les Français les plus concernés ?
Yoann Demoli, Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines (UVSQ) – Université Paris-SaclayDepuis les années 1980, les mobilités, notamment nocturnes, ont connu des bouleversements sociaux d’ampleur : l’essor du travail de nuit, la féminisation et la diffusion de la conduite automobile mais aussi la désynchronisation des emplois du temps en lien avec la multiactivité au sein des couples.
Différents travaux notent par ailleurs la reconfiguration des rythmes sociaux, qui tendrait à une « diurnisation » de la nuit. Ainsi, le sociologue américain Murray Melbin affirme que de plus en plus d’activités se déroulent la nuit, faisant l’hypothèse que :
« La nuit [est] comme une nouvelle frontière au sens où l’expansion dans les heures sombres serait la continuation de migrations géographiques. »
La nuit est-elle devenue un jour supplémentaire ?
Dans 24/7. Le capitalisme à l’assaut du sommeil, l’historien et critique Jonathan Crary postule quant à lui que les individus contemporains, seraient voués à passer leur nuit comme travailleurs et/ou consommateurs plutôt que comme dormeurs.
L’accélération propre aux sociétés contemporaines rendrait plus floue la distinction entre les temps diurnes et nocturnes ou entre la semaine et le week-end.
Les mobilités quotidiennes nocturnes permettent justement de discuter des thèses de la colonisation de la nuit et d’en comprendre les logiques de stratification sociale, si elles existent. La mobilité nocturne se diffuse-t-elle ? Qui sont les Français qui se déplacent nuitamment ? Leur visage a-t-il changé au cours des dernières décennies ?
Afin de répondre à de telles questions, nous exploiterons la série des enquêtes nationales transports réalisées par l’Insee (1981, 1992, 2007 et 2018). Chacune de ces enquêtes permet de saisir finement la mobilité quotidienne d’un échantillon représentatif d’environ 10 000 répondants. Nous proposons d’identifier un déplacement nocturne s’il a lieu entre 20h et 6h du matin, avec une tripartition de la nuit : la soirée (20h-0h) ; le cœur de la nuit de la nuit (0h-4h) ; la nuit avant l’aube (4h-6h).
Les mobilités nocturnes : des pratiques rares et spécifiques
Depuis les années 1980, les mobilités nocturnes restent rares et diffèrent sensiblement des mobilités diurnes. La fréquence et les motifs de ces mobilités mettent en lumière une tripartition de la nuit.
Observons tout d’abord la fréquence des déplacements nocturnes pour chacune des dates d’enquête (figure 1).
La distribution indique une grande inertie. Elle met en lumière tout d’abord une nette tripartition de la nuit : la soirée, entre 20h et minuit voit se produire des déplacements de moins en moins fréquents, avec un niveau de l’ordre du point de pourcentage ; le cœur de la nuit, de minuit à 4 heures du matin, est une période de très rares déplacements ; enfin, la nuit avant l’aube, de 4 à 6 heures, connaît des déplacements peu nombreux, mais qui croissent avec l’avancée en heure. Ensuite, il faut noter de très faibles changements dans le volume et la distribution des déplacements nocturnes. Si, en 1981, 7,1 % des déplacements ont lieu la nuit, c’est le cas d’entre eux pour 9,2 % en 1993 ; en 2018, cette part est de 9,5 %. Il y a bien eu une augmentation, certes ténue mais réelle, des déplacements la nuit. Notons aussi que la distribution des déplacements au cours de la nuit ne varie que peu au fil du temps. Deux tiers des déplacements nocturnes se font avant minuit, quelle que soit la date d’enquête.
La thèse de la colonisation de la nuit semble donc à nuancer. Comment expliquer la faiblesse durable des déplacements nocturnes ?
Tout d’abord, il faut souligner simplement que la nuit est consacrée à d’autres activités, et typiquement, le sommeil. Le temps nocturne est majoritairement dédié au sommeil et à ses activités périphériques, même si elles connaissent des disparités sociales ainsi qu’une diminution tendancielle.
Notons ensuite qu’une partie des modes de déplacement ne sont plus disponibles dès la soirée – c’est le cas des transports en commun. Si la thèse de la colonisation de la nuit ne peut être à ce stade écartée, cette croissance de l’activité se déroulerait donc plutôt au sein des foyers que dans l’espace public.
Comparer les caractéristiques des déplacements nocturnes
Les caractéristiques des déplacements nocturnes diffèrent-elles de celles des déplacements diurnes ? Quelles sont leurs évolutions communes ou spécifiques au fil du temps ? Afin de répondre à ces deux questions, nous avons comparé la durée, les motifs et les modes des déplacements diurnes et nocturnes pour les quatre dates d’enquête.
Les durées des deux types de déplacements, tout d’abord, sont relativement similaires, avec une médiane de 15 minutes, stable au cours du temps (figure 2a). Toutefois, en moyenne, les déplacements nocturnes sont un peu plus longs que les autres. Cette plus grande distance est en partie liée à une fréquence d’usage différenciée des modes de transport entre le jour et la nuit (figure 2b) : quelle que soit la date d’enquête, la nuit est moins propice à la marche à pied ainsi qu’aux deux-roues ; à l’inverse, on recourt davantage aux transports en commun, et plus encore à la voiture durant la nuit.
Les motifs de déplacement montrent les variations les plus fortes (figure 2c) : les déplacements nocturnes sont bien plus souvent des retours au domicile que les déplacements diurnes. Ils comprennent plus rarement des déplacements liés au travail domestique mobile. De façon relativement contre-intuitive, les déplacements de loisirs ainsi que les déplacements de travail connaissent des proportions similaires le jour comme la nuit. Qu’en conclure ? On parcourt la nuit des distances un peu plus élevées, plus souvent en voiture ou en transport en commun.
Plutôt que menant vers des activités à l’extérieur du foyer, la nuit connaît des retours au domicile plus fréquents, même si les déplacements professionnels et pour les loisirs arrivent en deuxième et troisième position des motifs les plus présents. Si l’on connaît mieux les voyages, qu’en est-il des voyageurs ?
Qui sont les voyageurs ?
De façon pérenne, les exploitations des enquêtes de mobilité quotidienne montrent que la mobilité quotidienne, en termes de nombre de déplacements, s’accroît avec le niveau de revenus et la densité du lieu de résidence, décroît avec l’âge et est supérieure chez les femmes relativement aux hommes. Or, ces analyses sont menées à l’échelle d’une journée et ne distinguent pas les mobilités nocturnes des mobilités diurnes.
Exprimant la sur- ou la sous-représentation des différentes catégories au sein des mobilités nocturnes, la figure 3 indique de fortes permanences : les catégories qui réalisent davantage de déplacements nocturnes, relativement aux autres catégories, le font tout au long de la période. Ensuite, en ce qui concerne le sexe, on voit que les femmes sont durablement sous-représentées parmi les mobiles nocturnes, ce qui fait écho à une dimension genrée des mobilités, de moins en moins forte toutefois.
À toutes les dates d’enquête (sauf en 1981), les moins de 25 ans sont deux fois plus nombreux parmi les mobiles nocturnes que parmi les mobiles diurnes ; elle rappelle les liens statistiques connus entre la position dans le cycle de vie et la sociabilité amicale.
Les ouvriers sur-représentés dans les mobilités nocturnes
Les résultats en fonction de la catégorie socioprofessionnelle montrent des variations inédites de la mobilité : contrairement aux mobilités quotidiennes dans leur ensemble, les ouvriers sont sur-représentés dans les mobilités nocturnes, quelle que soit la date d’enquête. On repère ainsi un gradient social, où la qualification semble aller de pair avec une moindre mobilité nocturne, toutes choses étant égales par ailleurs. La mobilité nocturne apparaît ainsi une mobilité des classes populaires, ce qu’avaient déjà repéré des travaux relatifs à l’accidentologie routière, au sein desquelles sont sur-représentées ces catégories parmi les victimes. Enfin, les variations géographiques de la mobilité nocturne sont relativement contenues, montrant essentiellement l’exception francilienne.
Quelle variété des déplacements ?
Il nous faut mieux comprendre la variété des usages des déplacements nocturnes. Les déterminants de la mobilité nocturne varient-ils selon les motifs de déplacement ?
Le modèle relatif aux déplacements pour le travail montre combien les mobilités nocturnes professionnelles sont le fruit d’hommes appartenant à la catégorie des ouvriers, entre 35 et 64 ans. Par contraste, la régression relative aux déplacements pour des motifs de loisirs et de sociabilité met en lumière que, typiquement, de telles mobilités festives sont plutôt le fait de jeunes gens, des deux sexes, plutôt issus de la catégorie des cadres. Enfin, le modèle sur le travail domestique mobile ne met pas en lumière de contrastes saisissants, certainement parce que ce type de motif est relativement peu fréquent la nuit.
Cette enquête montre que les mobilités quotidiennes des Français présentent des structures fortes et durables. Les déplacements nocturnes demeurent, depuis les années 1980, relativement rares et offrent à voir une tripartition de la nuit.
Si la grande majorité des Français ne se déplacent pas nuitamment, les chances de bouger la nuit n’apparaissent toutefois pas homogènes dans l’espace social : se rendre au travail, au crépuscule ou à l’aube, est typique des classes populaires (ouvriers, employés) tandis que rentrer tardivement du travail ou sortir pour les loisirs concerne bien davantage les cadres. Plutôt que d’une colonisation de la nuit, cet article montre plutôt une polarisation des usages et des pratiques de la nuit – qui reste, toutefois, d’abord et avant tout, le moment du sommeil.
Yoann Demoli, Maître de conférences en sociologie, Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines (UVSQ) – Université Paris-Saclay
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.