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Après un développement à huis-clos au début des années 1990, le rap russe s’exporte aujourd’hui au-delà des frontières de la fédération.

I.Tatar dans le texte

Une étrange partie de billard se joue à Saint-Pétersbourg, en cet été 2017. Encerclée par des photographes, une petite brune en veste de costume trop grande essaye, à trois reprises, de sortir la bille jaune du plateau. Irina Smelaya grimace. « Allez, allez », l’encourage son amie, Masha Francevich. « C’est du criquet », moque-t-elle. Mais Irina finit par triompher. Dans un sourire, elle se redresse et joint son pouce à son index en signe de fierté. « Boss », rigole Masha.

On peut être nulle au billard et régner en patronne sur le rap russe. « Mes concurrentes sont Nicki Minaj, Rihanna et Beyoncé », lance la jeune femme sans complexe. Tatarka, comme elle se fait appeler, est devenue célèbre dans le monde entier en seulement un an. Son premier clip, « 

 », sorti en novembre 2016, a été vu près de 30 millions de fois sur YouTube. Sur une instru de cloud rap à la Young Lean, elle y secoue les bras devant deux Lada tunées garées au milieu d’une banlieue morne. Des barres d’immeubles d’une grisaille toute soviétique se fondent dans un ciel à l’avenant. Tour à tour engoncée par une doudoune bleu électrique et couverte de fourrure, Irina Smelaya pose d’épais talons de 15 centimètres dans la neige. Fait rare, elle chante en tatar, la langue de sa mère.

 

Tatarka
Crédits : Little Big/YouTube

 

Un peu moins d’un an plus tard, la voici en costume devant une table de billard. « Tatarka n’est plus une personne mais un groupe », lâche-t-elle. « Mes amies Masha et Vasilia en font maintenant partie. » Quand la caméra tourne, les trois femmes qui ne cessaient de s’envoyer des blagues prennent un air sérieux. « 

 » est un morceau féministe, explique Irina. Avec ses petites lunettes noires, elle ressemble à une héroïne de Matrix entourée de femmes d’affaires. Masha et Vasilia lancent des doigts d’honneur et des regards sombres.

Vu le succès international de ses deux premiers titres, le groupe a décidé de se mettre à l’anglais. Irina n’a pas eu de mal : « J’adore le hip-hop old school comme celui des Roots ou de CunninLynguists, mais aussi des nouveaux artistes comme Tyler, the Creator. » L’album en préparation comportera aussi des paroles en tatar. « Avant ça, j’aimais le rock et le metal », poursuit-elle. « J’ai commencé par écouter Rammstein à 12 ans. » Née à Naberezhnye Chelny, la deuxième ville de la république du Tatarstan, Irina Smelaya monte à Saint-Pétersbourg avec son copain vidéaste, Erick Rikka, à 20 ans. En devenant youtubeuse, elle y fait la rencontre du jeune réalisateur et musicien Ilya Prusikin.

Ce moustachu diplômé en psychologie s’est fait connaître lors de battles de rap diffusés sur Internet. On a aussi pu le voir poser des rimes avec la panoplie de Staline. En 2013, pour continuer à mélanger musique et satire, il a fondé le collectif Little Big. Irina Smelaya l’y a rejoint avant de se marier avec lui en 2016. Aujourd’hui, elle attend leur enfant. Le couple apparaît dans le second morceau de Tatarka, « 

», qui démarre par des notes de synthé acides rappelant la dance des années 1990 et se termine avec une partie instrumentale bonne à écouter en rave.

Là où d’autres rappeurs russes comme 

et
empruntent sans ambiguïté à la trap, Little Big mélange les styles. Son fondateur cite « Cannibal Corpse, Nirvana et Die Antwoord » parmi ses influences, en sachant pertinemment qu’il n’échappera pas à une comparaison avec ces derniers. Comme le duo sud-africain, le projet russe fond la culture populaire la plus crasse dans un bain de rock, de techno et de rap. Il la moque tout en lui donnant un nouvel éclat. Irina Smelaya est l’artiste la plus hip-hop du groupe avec Tommy Cash. « Je dis souvent que je fais du “rap post-soviétique” », remarque ce dernier. « Parce que c’est l’époque dans laquelle j’ai grandi. »

Élevé dans un quartier russe de Tallin, la capitale estonienne, le rappeur parle avec emphase de son dénuement très soviétique et de sa pauvreté universelle. En solitaire, il s’intéresse à la mode et commence la danse à 15 ans. « Je me suis senti libre », poursuit-il. L’adolescent qui écoutait Kanye West en survêtement Adidas imite désormais la star, toujours habillé par les trois bandes. Mais, mélangées avec les sapes du créateur Gosha Rubchinskiy – qu’Irina Smelaya porte aussi –, elle n’ont plus tout à fait la même valeur. Elles sont rétro.

Il suffit de prendre ses photos dans le magazine Vice pour s’en convaincre. L’Estonien est au drive du McDo à cheval. « Bordel, je me souviens de l’excitation quand on a eu notre premier McDo à Talinn », s’enflamme-t-il. « Mon premier cheeseburger. Aller au McDo était un moment festif pour nous, on n’en avait qu’un dans notre ville. » Au même moment, le rap russe prend son envol...

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