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De nombreuses femmes journalistes sont victimes d'abus sexuels ou de harcèlements dans leur pratique professionnelle. Pixabay, CC BY-NC-ND

Violences sexuelles : quand les femmes journalistes se taisent

De nombreuses femmes journalistes sont victimes d'abus sexuels ou de harcèlements dans leur pratique professionnelle. Pixabay, CC BY-NC-ND
Sandy Montañola, Université de Rennes 1; Béatrice Damian-Gaillard, Université de Rennes 1; Eugénie Saitta, Université de Rennes 1 et Jeanne Wetzels, Université Paris 2 Panthéon-Assas

Le 10 mai 2022, vingt femmes ayant déposé plainte ou témoigné dans l’enquête judiciaire ouverte contre Patrick Poivre d’Arvor – ex-présentateur star du JT de TF1 – ont participé à une

.

Cette affaire parmi d’autres est révélatrice des difficultés rencontrées par les journalistes femmes lorsqu’elles dénoncent des violences de genre dans l’exercice de leur métier, malgré les mobilisations récentes comme #MeToo. Ces violences questionnent aussi les conditions de travail à l’œuvre dans le journalisme.

Des violences de genre nombreuses et documentées

Nombreux sont les rapports d’ONG et d’associations, à l’image de l’Unesco, Prenons la une, ou encore RSF, tribunes et chartes documentant le harcèlement et les agressions subies par les journalistes femmes au travail. Ces violences de genre englobent, comme le relève la chercheuse Ilaria Simonetti :

« l’ensemble des violences, qu’elles soient verbales, physiques ou psychologiques, interpersonnelles ou institutionnelles, commises par les hommes en tant qu’hommes contre les femmes en tant que femmes, exercées tant dans les sphères publiques que privée ».

Dans le journalisme, elles peuvent être perpétrées par des sources, des collègues, des supérieurs hiérarchiques, ou encore des tiers : agressions sexuelles lors de manifestations publiques y compris sur des terrains de conflits où le recours au viol comme arme de guerre est fréquent ou encore en représailles de leur travail.

Les journalistes Caroline Sinz et Lara Logan évoquent de telles situations.

L’ampleur du phénomène

Un constat s’impose : l’ampleur du phénomène. La consultation en ligne #EntenduàlaRédac, menée par les collectifs Prenons la une, Nous toutes et Paye ton journal auprès de 1 837 personnes en 2019 en France, révèle que « dans le cadre de leur travail, 46 % des répondantes ont été victimes de propos sexistes, 49 % de propos à connotation sexuelle, et 13 % d’agression sexuelle ».

Des proportions semblables à celles exposées par l’étude internationale menée par l’Unesco en 2020 dans laquelle « 73 % affirment avoir été victimes de violences en ligne et 20 % d’avoir souffert du prolongement de ces attaques dans leur vie réelle ».

Ces chiffres résonnent avec des accusations contre des journalistes français à LCP en 2018, trois reporters et un rédacteur en chef chez France TV la même année et un célèbre animateur télévisé en 2020. Le premier a eu un rappel à la loi, France TV a été condamnée pour le licenciement abusif d’un des trois journalistes et la dernière affaire a été classée sans suite bien que le présentateur ait été « temporairement » écarté de deux antennes depuis.

Une dénonciation difficile

La dénonciation de ces violences n’aboutit pas systématiquement à une réparation pour les victimes. De fait, il existe un écart important entre le nombre de femmes concernées et le nombre de plaintes déposées.

L’enquête RSF menée auprès de 112 journalistes (dans 130 pays, aux régimes politiques variés) en 2020, dénombre 35 % de journalistes femmes ayant subi des violences qui ne portent pas plainte, malgré le fait qu’elles soient dotées de ressources (diplômes universitaires, réseau…). Les dénonciations portées par les journalistes produisent même des effets ambivalents.

La prise en compte des plaintes par les institutions policières et judiciaires peut être un phénomène bloquant comme le montrent les travaux d’Océane Perona qui explique que la qualification comme viol dépend de l’interprétation des faits par les policiers, qui s’appuie souvent sur une représentation stéréotypée où la victime doit s’opposer physiquement à son agresseur.

Il arrive aussi qu’aucune sanction ne soit décidée pour les personnes incriminées (ni disciplinaire, ni pénale) ou que les sanctions disciplinaires prises par l’entreprise médiatique soient déboutées par la justice. Dans d’autres cas, les enquêtes mettent les journalistes hors de cause, et certains donnent leur version de l’affaire dans un ouvrage.

Ainsi, dans 61 % des cas, les « violences n’ont entraîné aucune mesure spécifique au sein de la rédaction » (RSF, p.28).

Effet boomerang

Enfin, les dénonciations peuvent provoquer un effet boomerang sur la carrière des journalistes femmes. Des exemples montrent les différentes formes de représailles qu’elles peuvent subir, de la saisine de la justice à leur encontre (quand elles sont poursuivies pour diffamation), à des backlash professionnels tels que la mise au placard, la mise à l’écart et les tentatives de discrédit professionnel.

Les journalistes enquêtées notent des répercussions professionnelles, jusqu’au licenciement ou au non-renouvellement de leur contrat pour 13 % d’entre elles toujours selon le rapport de RSF.

Ces répercussions conduisent parfois les journalistes à démissionner, à l’instar de l’une d’entre elles qui explique à nos co-autrices Béatrice Damian-Gaillard et Eugénie Saitta lors d’un entretien mené en 2021 (publication à venir) ne pas pouvoir côtoyer son agresseur présumé dans les bureaux de la rédaction, lorsque celui-ci est réintégré pendant l’enquête :

« C’était horrible. C’était bizarre d’avoir une procédure judiciaire et d’être dans le même studio de télé »

Une journaliste ayant été violée lors d’une mission à l’étranger raconte comment, à son retour dans la rédaction, elle est confrontée à la méfiance de ses collègues et au silence de ses encadrants, puis empêchée de repartir sur le terrain.

Dénoncer : un acte préjudiciable à la réputation professionnelle

La difficulté à dénoncer et sanctionner les violences de genre au sein des rédactions s’explique par des mécanismes structurels. Ceux-ci touchent à la fois à l’organisation du travail, aux choix éditoriaux et aux normes sociales (réseaux et logiques de cooptation entre collègues).

Ces difficultés sont d’ailleurs renforcées lorsque les agresseurs présumés occupent des positions dominantes dans le champ journalistique (fonctions de direction ou personnalités publiques reconnues).

L’acquittement, en 2021, de Tarun Tejpal, « icône du journalisme indien » accusé d’agressions sexuelles, et l’abandon de l’enquête, en 2017, à l’encontre du journaliste de télévision japonais, Noriyukien Yamaguchi, accusé de viol, en attestent.

Médiapart a consacré une émission entière fin avril aux témoignages des femmes mettant en cause une ex-vedette de TF1.

La reconnaissance sociale acquise par ces hommes auprès de leurs pairs et/ou la notoriété publique légitiment davantage leur parole face à celles de consœurs les accusant de violences de genre. Dans un système dans lequel elles peinent à faire et à maintenir leur place, ces journalistes n’ont alors pas intérêt à la risquer en entamant une procédure longue et à l’issue incertaine. Ainsi, parmi les raisons mentionnées dans le rapport RSF de ne pas porter plainte, 47 % des journalistes concernées ont estimé que la procédure n’aboutirait pas (2020, p.31).

De plus, de la reconnaissance à la réputation, il n’y a qu’un pas et de celles-ci dépendent les opportunités professionnelles, surtout dans l’exercice d’un métier fondé sur l’image publique : celle des journalistes certes, mais aussi celle des médias pour lesquels elles travaillent. Les journalistes, sur injonction des rédactions, développent leur identité professionnelle sur les réseaux sociaux, relevant parfois de l’egobranding. Dès lors, les directions des médias peuvent être tentées de faire pression pour éviter la publicisation d’un cas de violence de genre qui risquerait de nuire à l’image de marque de l’entreprise.

De ce point de vue, l’affaire PPDA est emblématique d’un pouvoir fondé sur la position de présentateur du JT et une notoriété au service de l’image de marque de l’entreprise. Celle de Pierre Ménès illustre la manière dont une chaîne de télévision décide de protéger un journaliste vedette en censurant les passages d’un documentaire qui l’incriminent.

La médiatisation des affaires, une nouvelle forme de violence ?

La médiatisation des violences de genre tend à évoluer. Par exemple, la couverture médiatique du viol s’est à la fois intensifiée et politisée, ce crime passant du fait divers aux rubriques « société ».

Certaines rédactions ont d’ailleurs repensé l’éditorialisation des violences de genre via la création de postes de gender editors, de groupes de travail spécialisés ou de chartes. Ce renouvellement doit toutefois être nuancé, d’abord du fait de la persistance médiatique de discours masculinistes, mais aussi par la lutte que les journalistes femmes doivent encore mener pour faire exister ces sujets et imposer des angles respectueux du vécu des victimes.

En outre, le traitement médiatique de ces violences reste empreint de stéréotypes touchant les journalistes femmes de manière spécifique. Celles-ci sont en effet la cible du « mythe de la salope » qui fait peser sur elles le soupçon de jouer de leur sexualité pour servir leur carrière. Ce stéréotype peut conduire à minimiser les violences qu’elles subissent, amoindrissant la crédibilité de leurs dénonciations et renversant la culpabilité. Cette logique d’inversion s’inscrit plus généralement dans la circulation médiatique de mythes sur le viol qui dédouanent les agresseurs et font porter le blâme sur les victimes. Ce traitement opère pour toutes les violences de genre, notamment les féminicides, encore qualifiés dans certains médias de « crimes passionnels » et justifiés par des arguments psychologisants.

Certains médias reprennent les logiques judiciaires du débat contradictoire, lorsqu’ils traitent des plaintes pour diffamation déposées par les agresseurs présumés. Au nom du respect de l’objectivité journalistique, ils s’approprient tels quels les arguments mobilisés par les parties, notamment ceux qui décrédibilisent les victimes de violences.

Ce manque de recul peut aussi être accentué par le fait que les journalistes n’ont pas toujours l’expertise et le temps nécessaire pour enquêter. Enfin, si les réseaux sociaux servent d’espace de dénonciation des agressions, ils participent aussi, lors de ces affaires, à la perpétuation de stéréotypes et de violences de genre sous la forme de campagnes de cyber-harcèlement et de dénigrement contre les victimes.

Sandy Montañola, Maîtresse de Conférences, Université de Rennes 1; Béatrice Damian-Gaillard, Professeure des universités, Université de Rennes 1; Eugénie Saitta, Maîtresse de conférences en sciences de l'information et de la communication, Université de Rennes 1 et Jeanne Wetzels, Doctorante en sciences de l'information et de la communication, Université Paris 2 Panthéon-Assas

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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