Trinquer à la nouvelle année ne se fera pas avec n’importe quoi. Shutterstock
Vins « pétillants », « mousseux », « effervescents »… Sait-on bien de quoi l’on parle ?
Laurent Gautier, Université de Bourgogne – UBFC; Mariele Mancebo, Université de Bourgogne – UBFC et Matthieu Bach, Université de Bourgogne – UBFCParmi les incontournables du réveillon de la Saint-Sylvestre et du passage à la nouvelle année, le champagne tient une place de choix. On le sabre entre amis, on le partage avec des inconnus sur les Champs-Élysées ou on le déguste quasi religieusement en tête à tête dans une ambiance plus intimiste. Bref, on l’associe inévitablement et sans forcément en être conscient à des circonstances de dégustation particulières, construites par nous ou héritées, et qui nous feront réserver la meilleure de nos bouteilles pour tel évènement. Mais qui du produit ou des circonstances de dégustation impose l’autre ?
Dans le même temps, d’autres circonstances, plus économiques, marketing et parfois identitaires ou culturelles, s’imposent elles aussi. Le champagne n’est plus seul dans les rayons. Il y côtoie en premier lieu les crémants français, mais aussi toute une kyrielle de vins effervescents étrangers : les cavas espagnols, les proseccos italiens ou encore, plus récemment, les espumantes brésiliens pour ne citer que quelques exemples latins.
Dans ce contexte relevant du domaine du sensoriel, un regard porté sur les mots et les discours des professionnels des filières et sur ceux des consommateurs se révèle riche d’enseignements. Comme souvent dans l’industrie agro-alimentaire, comme en parfumerie, les mots utilisés et les discours construits autour des produits visés disent bien souvent plus sur celles et ceux qui les utilisent, leurs représentations, les évaluations conscientes (ou non) auxquelles ils se livrent, que sur les produits eux-mêmes.
Quand la sémantique prend le pas sur la technique
Comme fréquemment dans le domaine des vins et spiritueux, le point de départ se veut on ne peut plus « objectif ». Dans le secteur, on renverra par exemple à des phénomènes de pression de gaz carbonique. Des désignations, des « termes » comme disent les linguistes, correspondent à une réalité précise et une seule. Le tout est circonscrit techniquement dans les textes règlementaires.
« Effervescent », recouvre ainsi l’ensemble de vins contenant du gaz carbonique et les professionnels procèdent ensuite à une subdivision en trois grandes sous-catégories selon la pression et la concentration en dioxyde de carbone. Dans l’ordre croissant de ces paramètres, on retrouve ainsi les vins « perlants », les vins « pétillants » et les vins « mousseux ».
Il s’agit là de distinctions indispensables notamment au niveau juridique : il s’agit de garantir au consommateur la qualité d’un produit, la pérennité d’un savoir-faire et la singularité d’une filière. Le débat récent sur l’utilisation de la désignation « Champagne » pour des effervescents russes a été l’occasion de le rappeler : car bien vite, la sémantique prend le pas sur la technique.
Il suffit en effet de poser son micro ou sa caméra là où vont sauter les bouchons le 31 décembre ou le 1er janvier pour se rendre compte que nos représentations ne s’encombrent pas de ces nomenclatures de sciences physiques pour employer tous ces termes. Seul « perlant », peut-être, n’appartient encore qu’au lexique expert.
« Pétillant » et « effervescent » ont de leur côté vu leur sens, en usage, évoluer pour devenir des mots ne disant finalement plus grand-chose d’autre que « vins (de qualité) avec des bulles ». « Mousseux », pourtant « neutre » dans sa définition légale, prend lui une connotation plutôt négative auprès du consommateur. Dans un tel contexte, le terme technique a intérêt à rester circonscrit aux seuls professionnels. Nos recherches montrent ainsi comment le « Bourgogne mousseux » a été renommé avec efficacité « Crémant de Bourgogne » pour accompagner une montée en gamme du produit.
Et le goût ?
Partant de données produites en conditions contrôlées avec de larges panels de consommateurs et d’experts, nos travaux des dernières années ont croisé des questionnaires déconnectés de toute situation de dégustation avec des questionnaires remplis en cours de dégustation. On voit ainsi se dessiner ce qui, pour les panels français interrogés, constitue le prototype du vin effervescent.
Que le meilleur représentant de la catégorie des effervescents soit le « champagne » n’est pas une révélation, et ce n’est pas non plus l’aspect le plus intéressant. Ce qui retient l’attention, ce sont les composantes en quelque sorte scénarisées de ce prototype au premier lieu desquelles les circonstances de consommation, quasi exclusivement festives.
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D’autres composantes retiennent tout autant l’attention : le prix et la représentation sociale correspondant au fait de dépenser telle somme pour une bouteille, les univers associés de raffinement, de finesse et d’élégance, ainsi que la valorisation du savoir-faire, de la tradition, du terroir.
Finalement, l’amateur du goût serait presque déçu que les aspects strictement sensoriels s’effacent dans les réponses des enquêtés au profit de ces univers de représentations. L’appréciation se fera d’ailleurs souvent par rapport à ce que l’on pense connaître du champagne :
« Finalement, entre ça et un mauvais champagne au même prix… »
De la prise de mousse à la « tomada de espuma »
Parmi les concurrents internationaux sur le segment des effervescents, notre attention s’est focalisée sur le marché émergent des espumantes brésiliens. A Rio ou à Sao Paulo, la dimension expérientielle produira aussi une terminologie plutôt spontanée à partir de termes techniques détournés chez les Brésiliens : « refrescante », « suave », « perlage »…
La dimension objective y prend cependant plus de place, notamment dans le discours expert. Presque paradoxalement, le recours à la terminologie française se fait de manière plus massive que dans l’hexagone. Cela se traduit par des emprunts et des tentatives de traduction : la « prise de mousse » est ainsi calquée en « tomada de espuma ».
C’est donc la langue française qui servirait de « modèle » pour en parler. Et ce rôle de la terminologie française du champagne ne saurait être déconnecté de la réalité cognitive qu’est le prototype « Champagne », par-delà les langues et les cultures. Au Brésil, le terme connaît un usage commun et ce n’est que très récemment que le pays a reconnu l’Appellation d’Origine Contrôlée, en 2012. Le pionnier dans la production d’effervescents, la maison Peterlongo, peut d’ailleurs encore, et légalement, appeler certains de ses produits « Champagne ».
L’abus d’alcool est dangereux pour la santé, à consommer avec modération. L’alcool ne doit pas être consommé par des femmes enceintes.
Laurent Gautier, Professeur des Universités en linguistique allemande et appliquée, Université de Bourgogne – UBFC; Mariele Mancebo, Docteure en Sciences du Langage, Université de Bourgogne – UBFC et Matthieu Bach, Docteur en Etudes Germaniques, Université de Bourgogne – UBFC
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.