TikTok est largement en tête des applications les plus utilisées par les jeunes du monde entier. Ti Via/Shutterstock
TikTok : piratage de données ou piratage des cerveaux ?
Yannick Chatelain, Grenoble École de Management (GEM)TikTok est une application de médias sociaux, propriété de l’entreprise chinoise ByteDance. Le principe de TikTok, née en septembre 2016 sous le nom de Douyin (nom qu’elle a conservé à ce jour en Chine) repose sur le partage de courtes vidéos. Elle définit sa mission de façon très sympathique : « TikTok est la meilleure destination pour les vidéos mobiles au format court. Notre mission est d’inspirer la créativité et d’apporter la joie. »
Aujourd’hui, du fait des récentes révélations sur son fonctionnement exact, elle inspire plutôt l’inquiétude : les États-Unis et l’UE ont déjà interdit à leurs fonctionnaires de s’en servir, et d’autres mesures pourraient suivre.
1,7 milliard d’utilisateurs
Il faut garder à l’esprit que, comme toute entreprise chinoise, TikTok, apparue sur les smartphones des habitants des pays occidentaux en 2017, est tenue de servir les intérêts de la Chine et de répondre aux desiderata gouvernementaux.
Si l’usage de TikTok est illimité pour les utilisateurs étrangers, en Chine, Douyin, sa version chinoise, est limitée à quarante minutes par jour pour les moins de quatorze ans. Cela n’est pas anodin. Nous y reviendrons.
Autre particularité : c’est le gouvernement chinois qui décide des contenus qui seront mis en avant. Certains contenus sont pour le moins troublants et ciblent un public très jeune : en décembre 2022, le Centre de lutte contre la haine en ligne (CCDH), a démontré dans une étude que « l’algorithme du réseau social TikTok favorise la diffusion de contenus relatifs aux troubles alimentaires et à l’automutilation pour certains comptes ». Et ce, en fonction des publications vues et « likées » par les utilisateurs cherchant des contenus relatifs à « l’image de soi et à la santé mentale ». Est-ce le fait d’une modération insuffisante de la plate-forme au regard de ses règles ? La question peut se poser !
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Dans un tout autre domaine, la guerre en Ukraine, la propagande des mercenaires russes de Wagner sur TikTok et la désinformation afférente ont été récemment dénoncées dans un rapport de NewsGuard. Ici encore, au regard du positionnement du gouvernement chinois dans ce conflit, la question d’une véritable volonté de modération peut se poser.
Comme le pointe Fabrice Ebelpoin, entrepreneur, professeur à Sciences Po et spécialiste des réseaux sociaux, autant la version chinoise propose massivement à ses utilisateurs « des vidéos sur le sens de la nation, l’unité, l’ambition personnelle mise au service du collectif, tout un tas de valeurs qui font la spécificité chinoise », autant aux États-Unis comme en Europe, « la plate-forme est dédiée exclusivement à de l’entertainment niais ou alors des choses qui peuvent prêter à confusion ». Et le professeur d’ajouter : « On est sur quelque chose qui peut s’apparenter à une destruction de l’état d’esprit de la jeunesse occidentale. »
En 2022, TikTok comptait pas moins de 1,7 milliard d’utilisateurs actifs dans le monde.
« Un cheval de Troie » à retardement ? Pas si sûr !
En termes de confidentialité, si TikTok, comme d’autres réseaux sociaux, a accès à de nombreuses informations « traditionnelles » des utilisateurs – navigations, visionnages, conversations, listes de contacts, localisation, accès à leur appareil photo et au micro du mobile –, l’entreprise a précisé, dans la mise à jour de sa politique de confidentialité, que les données des utilisateurs français (entre autres) étaient accessibles aux employés de la plate-forme. C’est ce qu’a indiqué dans un billet de blog publié le 2 novembre 2022, Elaine Fox, « Head of Privacy Europe » pour la firme.
Nous l’avons évoqué : aux États-Unis, depuis décembre 2022 le réseau social est banni des téléphones professionnels des membres la Chambre des représentants et des agences fédérales. Dans la même dynamique, le 23 février 2023, la Commission européenne a annoncé l’interdiction d’installer l’application sur tous les appareils professionnels de son personnel. Le 27 février, c’était au tour de la présidente du Conseil du Trésor canadien Monat Fortier d’annoncer l’interdiction d’utiliser TikTok sur les appareils mobiles du gouvernement du Canada, précisant que l’application disparaîtrait automatiquement de tous les appareils gouvernementaux et qu’il sera impossible de la réinstaller. La plupart des gouvernements qui, en Occident, « contraignent » ainsi leurs fonctionnaires mettent en avant « la protection des données ou encore une menace pour la sécurité nationale ».
Dans certains pays, ce sont les usages de TikTok qui, selon les lois locales, peuvent amener des utilisateurs devant les tribunaux. Exemples parmi d’autres : en 2022 une Égyptienne se voyait condamnée à trois ans de prison pour ses vidéos sur TikTok. En février 2023, un couple iranien a été condamné à 10 ans de prison pour une vidéo de danse devenue virale.
La France, où le réseau social fait l’objet d’une commission d’enquête au Sénat qui devrait bientôt rendre un rapport sur son fonctionnement, qualifié d’« addictif et d’opaque », ne fait pas exception : un influenceur a été condamné après sa vidéo de danse en crop top dans une église. D’autres pays restreignent l’usage de TikTok, jusqu’à des décisions plus radicales : l’application est ainsi interdite en Inde, au Pakistan ou encore en Afghanistan, et avait été interdite un temps au Bangladesh et en Indonésie… qui jugeaient le contenu diffusé « inapproprié et blasphématoire », le temps que TikTok revienne avec une version hautement censurée.
Par ailleurs il existe de nombreux moyens de contourner les interdictions et les blocages : en Inde, deux ans apres l’interdiction gouvernementale de la plate-forme chinoise en juin 2020, les applications « copy-cat » se sont multipliées : citons Josh, Chingari, MX TakaTak…
Piratage « traditionnel » : l’arbre qui cache la forêt ?
Certes, les risques de piratage existent, et des mises à jour peuvent intégrer des failles de sécurité volontaires, comme un programme backdoor. Toutefois, il convient à ce stade de faire plusieurs remarques.
Nous pouvons raisonnablement nous interroger sur le caractère symbolique des décisions des administrations occidentales évoquées ci-dessus. D’une part, les fonctionnaires concernés possèdent des téléphones personnels – à moins qu’ils n’en soient dépossédés lorsqu’ils accèdent à ces institutions – et des échanges sensibles peuvent être effectués via ces téléphones privés. Donc, à première vue, un piratage massif à ciel ouvert pouvant bénéficier de l’aide des utilisateurs pourrait être possible lors d’une mise à jour, et rendre ces derniers complices de leur propre espionnage !
La ficelle semble un peu grossière. Les services de renseignements disposent probablement d’autres méthodes, et la véritable prudence dans les domaines sensibles va au-delà de la vigilance à l’égard d’une simple application pouvant potentiellement être utilisée à des fins d’espionnage.
Quand on connaît, par exemple, le [potentiel de Pegasus], un puissant logiciel espion commercialisé par la société israélienne NSO, et qui était utilisé en 2022 par pas moins de 22 services de sécurité dans douze pays européens, l’intérêt premier de TikTok pour la Chine semble se situer ailleurs… et le gouvernement chinois paraît être intéressé par d’autres potentialités de l’application, à savoir celles liées à sa couverture mondiale démesurée. Par ailleurs les smartphones sont déjà en soi des outils d’espionnage de leurs utilisateurs, ce n’est pas une application, quelle qu’elle soit, qui change la donne.
« Un cheval de Troie » visant… le « brain hacking » ?
Les statistiques concernant les usagers en 2023 dans le monde sont les suivantes :
56 % sont des femmes, 44 % des hommes.
51,3 % de l’audience sont des femmes entre 13 et 24 ans.
23,6 % des utilisateurs sont âgés entre 13 et 24 ans.
40 % des visiteurs quotidiens se situent dans la tranche 15-24 ans.
Les chiffres relevés par l’étude annuelle de Qustodio – un fournisseur de logiciels de contrôle parental – indiquent qu’en 2022, dans le monde, les enfants (4-18 ans) ont passé en moyenne près de deux heures par jour sur TikTok (1h47).
Par-delà les contenus qui peuvent s’avérer inappropriés – sans l’activation et le paramétrage d’une fonctionnalité mise en place par TikTok en 2020 sous le nom de « Family Pairing », qui permet aux parents d’avoir le contrôle sur les activités de leurs enfants –, un autre risque pernicieux existe, qui semble plus réaliste que les piratages de données évoqués par les institutions précitées, un risque qui concerne une population majoritairement jeune au travers de campagnes de manipulation des opinions publiques. Une sorte de « brain-hacking » déclenchable à l’envi…
Le 2 décembre 2022, le directeur du FBI, Chris Wray, se préoccupait ainsi des possibilités offertes au gouvernement chinois de « manipuler le contenu et, s’ils le souhaitent, de l’utiliser pour des opérations d’influence », c’est-à-dire d’engager des campagnes d’astroturfing à très grande échelle.
Dans l’attente d’un réseau de substitution qui serait, lui, maîtrisé, l’Europe prépare peut-être son opinion publique à une interdiction pure et simple – une interdiction que Donald Trump appelait de ses vœux en 2020 pour les États-Unis. Par les mesures prises dernièrement, les Occidentaux adressent de façon concomitante au gouvernement chinois une exigence pour ne pas arriver à une telle issue : l’abrogation du contrôle par Pékin des contenus mis en avant. Une exigence qui s’apparente à un vœu pieux. C’était là, d’ailleurs ce qui expliquait la volonté de Donald Trump de contraindre TikTok à se faire racheter aux États-Unis par les groupes américains Oracle et Walmart, projet auquel Washington à finalement renoncé. Ce qui est plus réaliste, c’est un stockage de données respectueux de la souveraineté numérique des États de l’UE. Mais que les usagers se rassurent : Cormac Keenan, Head of Trust and Safety, chez TikTok le promet : la lutte contre la désinformation est une priorité de la firme !
Yannick Chatelain, Professeur Associé. Digital I IT. GEMinsights Content Manager, Grenoble École de Management (GEM)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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