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Scandales sexuels, financiers… : la mécanique sociale du silence

Par quels mécanismes un groupe choisit-il le silence plutôt que le parole ? Shutterstock
Julien Jourdan, HEC Paris Business School

Wirecard et Weinstein : a priori, rien ne rapproche ces deux noms marqués du sceau du scandale. Wirecard, une fintech allemande, a fait faillite en 2020 après avoir été accusée de fraude massive. Harvey Weinstein croupit en prison depuis 2016 pour plusieurs faits de viols et d’abus sexuels commis dans le cadre de ses activités de producteur de cinéma. Ces deux affaires partagent néanmoins un point commun : des comportements répréhensibles ou abusifs ont été perpétrés des années durant dans un cadre organisationnel avant que les coupables ne soient dénoncés et punis.

Le secret était pourtant loin d’être total. Les rumeurs, insistantes et concordantes, sur les castings canapé de Weinstein circulaient à Hollywood bien avant l’émergence du mouvement #MeToo. Pendant cinq ans, le Financial Times avait pilonné ouvertement la start-up bavaroise, soupçonnée de détournements de fonds, au point d’en avoir fait une série d’articles intitulée « House of Wirecard ».

Alors que les vérités alternatives et les thèses complotistes se nourrissent du silence et de l’absence d’information, il est plus que nécessaire de comprendre pourquoi, dans bien des cas, la révélation du scandale n’arrive qu’après de longues années.

10 000 cas signalés

Pour apporter une réponse étayée à cette question, nous nous sommes penchés, dans une étude scientifique publiée récemment dans la revue Academy of Management Journal, sur la longue série de scandales qui a entaché l’Église catholique américaine depuis les années 2000. Nous savons aujourd’hui que l’ampleur des abus sexuels commis par le clergé catholique aux États-Unis est telle que la quasi-totalité du pays a été touchée. Une enquête diligentée par l’Église liste 10 000 signalements de cas remontant jusqu’aux années 1950, concernant 4 000 prêtres et 90 % des 176 diocèses américains.

Le nombre de cas documentés est tel qu’il nous a permis d’examiner, à l’aide de méthodes statistiques, les différences observées entre les différents diocèses américains. Il s’agissait de comprendre comment la nature et structure de la communauté dans laquelle une organisation se trouve influence la probabilité qu’un scandale éclate (ou au contraire couve). Notre ambition était de développer et de tester des arguments qui pourront s’appliquer à d’autres types d’organisations, au-delà du cas particulier étudié.

Nous nous sommes penchés sur trois caractéristiques structurelles d’une communauté : son homogénéité, la place qui y occupe l’organisation, et la densité des liens sociaux tissés entre ses membres. Nos résultats montrent que ces attributs sont importants car ils affectent directement la probabilité que les gens au courant parlent et que l’information circule au point d’atteindre le grand public.

Parler ou se taire

La notion de communauté en sociologie est ancienne. Si elle recoupe souvent une réalité géographique, un village ou un diocèse par exemple, elle peut prendre différentes formes comme une communauté professionnelle (le monde du cinéma dans le cas de Weinstein), une communauté sectorielle (l’industrie financière allemande), ou une communauté en ligne.

La communauté joue un rôle crucial dans la mécanique du scandale, car ce dernier, quand il éclate, se propage à la manière d’une maladie contagieuse qui menace tous ses membres. Plus une communauté est homogène et plus ce risque de contagion est grand. A contrario, le risque est moindre dans une communauté fragmentée où l’existence de groupes sociaux distincts, par exemple de différentes origines ethniques, freine la contamination.

Le degré d’homogénéité contribue à expliquer la réticence des gens à s’exprimer. Dans une communauté très homogène, parler c’est risquer un scandale qui peut compromettre tout un chacun, ses proches et beaucoup d’innocents. C’est ce que nous constatons : la probabilité qu’un scandale éclabousse un prêtre est proportionnelle à la diversité ethnique d’un diocèse.

Quand l’information reste confinée

Il y a donc un coût social à prendre la parole contre une organisation. Ce coût est particulièrement marqué quand l’organisation incriminée occupe une place importante dans la communauté. On peut comprendre que des gens hésitent, par exemple, à incriminer une organisation qui fournit de nombreux emplois locaux ou finance des œuvres de charité. Mais la relation peut être plus profonde : dénoncer un prêtre n’est pas anodin pour un paroissien fidèle. C’est toute l’identité sociale d’une communauté qui peut être ternie par un scandale qui affecte une organisation qui y tient une place importante. De fait, nous observons que la probabilité d’un scandale affectant l’Église est plus faible dans les communautés où vivent une forte proportion de catholiques.

Si la parole se libère, elle tend toutefois à rester confinée à des cercles restreints, sans parvenir à atteindre le grand public. À moins qu’il existe ce qu’en sociologie des réseaux on appelle des ponts structurels, des passerelles qui permettent l’échange d’informations, plus ou moins vérifiées, entre des réseaux disjoints. À la salle de sport, au club de bowling, ou encore dans une association de quartier, les gens interagissent avec des personnes qui leur sont par ailleurs étrangères. Partager une rumeur, c’est une manière de se rassurer, de trouver du sens à une information difficile à accepter et angoissante – comme une suspicion d’abus sexuel commis par un prêtre.

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Certaines communautés sont bien dotées en lieux de socialisation ; elles disposent de ce que Robert Putnam appelle du capital social. Ces communautés offrent à leurs membres de nombreuses possibilités d’interactions sociales. Les informations sur des méfaits commis dans un cadre organisationnel ont plus de chances d’y circuler, de prendre de l’ampleur et d’atteindre le grand public, une fois relayées par des sources fiables. Notre étude indique que la probabilité d’un scandale augmente avec la densité des lieux de socialisation dans le diocèse.

Ainsi, notre étude montre que la publicisation des abus sexuels commis localement par le clergé catholique était plus probable dans les communautés richement dotées en lieux de socialisation, ethniquement fragmentées, et dans lesquelles l’Église catholique était relativement moins ancrée.

Si la prudence s’impose quand il s’agit de généraliser les conclusions de travaux de recherche, cette étude met en lumière des enseignements susceptibles de s’appliquer à d’autres cas. Principale leçon de notre recherche : la probabilité qu’un méfait soit rendu public et ses auteurs punis est éminemment liée à la nature et à la structure du tissu social des communautés où ils ont été perpétrés. Étonnamment, l’activité des journalistes d’investigation locaux, mesurée par la densité de médias couronnés de prix Pulitzer (tels que le Boston Globe en 2003), ne semble pas avoir été décisive dans les cas étudiés.

De multiples implications

Pour comprendre ce qui empêche ou ralentit la publicisation d’un comportement abusif ou d’une fraude, il faut d’abord apprécier le coût social qui s’applique aux membres d’une communauté quand ils partagent des informations potentiellement néfastes à l’organisation impliquée.

Prenons le cas de Wirecard. Comment expliquer que les forts soupçons de fraude à l’encontre de l’entreprise aient été ignorés pendant plus de cinq ans par l’élite économique et politique allemande ? Il faut se rappeler que la jeune entreprise appartenait à une communauté d’affaires relativement homogène. Vue comme un pilier de la nouvelle économie allemande, admise dans le prestigieux indice DAX, Wirecard était soutenue par l’establishment d’outre-Rhin.

Dans ce contexte, confirmer les suspicions du Financial Times en divulguant des informations compromettantes sur Wirecard, c’était risquer de mettre en péril tout un écosystème d’entreprises du numérique et de s’attirer les foudres de puissants acteurs. Le coût de la parole était tel que le silence a prévalu jusqu’à ce que la fraude soit finalement exposée de manière incontestable.

Pour le dirigeant soucieux de prévenir les comportements répréhensibles ou abusifs dans son entreprise, notre étude est une invitation à la prudence : la structure du tissu social dans lequel évolue une filiale ou une unité peut faire que des comportements abusifs ou des fraudes ne sont pas reportés et restent non détectés. Le risque alors encouru est grand : lorsque le scandale éclate, c’est toute la légitimité de l’entreprise qui est en jeu, un sujet que nous abordons dans cet autre article.

Julien Jourdan, Professeur Associé, HEC Paris Business School

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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