Manifestation à Paris contre la “réforme” des retraites, septembre 2019. Au premier plan Philippe Martinez, secrétaire général de la CGT. Jeanne Menjoulet/Flickr, CC BY-ND
Réforme des retraites : les syndicats peuvent-ils reprendre la main ?
Pierre Rouxel, Université Rennes 2La réforme des retraites se présente comme le premier test social de grande envergure du second quinquennat d’Emmanuel Macron. Après plusieurs semaines d’attente, l’annonce officielle du contenu de la réforme, le 10 janvier, change finalement peu de choses : les lignes de fracture entre le gouvernement et les organisations syndicales sont plus importantes que jamais.
D’un côté, les différents ministres, Élisabeth Borne en tête, ont multiplié ces dernières semaines les interventions publiques pour justifier cette réforme comme un impératif budgétaire, tandis que les secondes ont répété à l’envie leur opposition à tout report de l’âge légal de départ à la retraite, finalement prévu à 64 ans à l'horizon 2030.
Dans ces conditions, les appels à la « mobilisation » des salariés se sont faits de plus en plus insistants, de premières journées d'action étant à prévoir dès la semaine du 16 janvier. Qu’attendre du conflit social qui s’annonce ?
Le recul de la grève
Au premier regard, les obstacles au déclenchement de grèves massives semblent importants. Les récentes mobilisations très médiatisées dans les raffineries ou à la SNCF ne doivent pas tromper : depuis les années 1970, la conflictualité gréviste s’est largement effondrée en France, notamment dans ses formes les plus dures et prolongées.
Si cette évolution est parfois attribuée à la frilosité des directions syndicales, elle s’explique aussi, et sans doute avant tout, par une diversité de facteurs socio-économiques : désindustrialisation, éclatement des collectifs de travail, tentatives managériales pour « domestiquer » les conflits du travail, augmentation de la précarité et de l’endettement des ménages, etc.
Au fil des années, le recours à la grève tend ainsi à se recentrer sur un noyau de plus en plus réduit de salariés, dans les services publics ou dans certains secteurs industriels, tandis qu’il se réduit à la portion congrue dans de larges fractions du monde du travail, notamment dans les métiers des services et dans les petites et moyennes entreprises. La dernière grande mobilisation interprofessionnelle de l’hiver 2019-2020, largement portée par les agents des transports publics, l’a bien mis en évidence.
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Les limites de l’implantation syndicale
Ce reflux de la grève est directement lié au recul de l’implantation des organisations syndicales. Même si leur présence ne constitue pas un prérequis, le rôle des syndicats dans le déclenchement et l’organisation des conflits du travail demeure central. Or, les transformations déjà mentionnées du travail et des entreprises, couplées aux réformes du « dialogue social », ont considérablement affaibli leur ancrage au sein du salariat.
Dans tout un ensemble de secteurs, la présence des syndicats est faible voire inexistante, cette situation étant souvent entretenue par des attitudes patronales hostiles à leur implantation. Ces constats sont bien sûr à nuancer : dans les grands établissements industriels par exemple, les syndicats demeurent bel et bien présents et connaissent même des formes de renouvellement de leurs effectifs militants.
Mais dans ces entreprises, les délégués syndicaux sont aussi de plus en plus souvent accaparés dans des instances de représentation et des réunions de négociation très techniques et chronophages. Si cette fonction de « professionnel du dialogue social » est loin de faire l’unanimité parmi les syndicalistes d’entreprise, elle a été largement promue par les réformes successives des relations professionnelles depuis deux décennies. Les ordonnances Macron de 2017 incarnent bien cette tendance, dans la mesure où elles ont eu pour effet de concentrer les responsabilités syndicales et de réduire le nombre de représentants du personnel.
Cette situation a contribué à fragiliser les liens quotidiens de ces représentants avec leurs collègues, ouvrant la voie à des mobilisations qui s’affranchissent du cadre syndical, comme récemment à la SNCF. Mais elle a aussi conduit à resserrer le spectre des interventions syndicales autour d’enjeux propres à un agenda social fixé par le droit et par l’employeur.
Des syndicats concurrencés
Dans ces conditions, les organisations syndicales rencontrent aujourd’hui des difficultés importantes pour relayer leurs revendications et pour mobiliser sur des causes générales comme les retraites. Même dans les secteurs et les entreprises les plus syndiqués, les relations que les délégués entretiennent avec leur organisation syndicale sont souvent ténues. Ailleurs, la distance avec le syndicalisme, ses mots d’ordre et ses modes d’action est plus grande encore.
C’est dans ce contexte de morcellement que la manifestation s’est imposée depuis trois décennies comme une pièce centrale du répertoire syndical. C’est aussi ce qui explique que d’autres acteurs collectifs aient émergé et soient venus ces dernières années concurrencer les syndicats dans le déclenchement et l’organisation de la conflictualité sociale. Les gilets jaunes en sont une belle incarnation. Mobilisant des franges des classes populaires très peu organisées par les syndicats (ouvriers des TPE/PME, employées des métiers du « care », personnes éloignées de l’emploi, etc.), ce mouvement social d’envergure s’est caractérisé, au moins initialement, par une méfiance vis-à-vis des organisations syndicales (par ailleurs réciproque) et par des registres d’action éloignés des leurs, avec des manifestations les week-ends et des occupations de ronds-points.
Un retour en force du conflit salarial
Est-ce à dire que les syndicats auraient d’ores et déjà perdu la partie ? Plusieurs éléments incitent à la prudence.
Tout d’abord, faire le constat des limites de la représentation syndicale et des difficultés pour mobiliser les salariés, bien réelles, ne doit pas aboutir à agiter l’antienne de la « fin des syndicats », régulièrement reprise depuis des décennies. Malgré son affaiblissement, le syndicalisme demeure un acteur incontournable de la conflictualité sociale, en atteste son rôle dans la plupart des grandes mobilisations des trente dernières années. Au moins pour le moment, le conflit qui s’ouvre réunit de surcroît – pour la première fois depuis 2010 – l’ensemble des organisations syndicales, déjà échaudées par la réforme de l’assurance-chômage et dont les militants rejettent massivement toute idée d’allongement de la durée du travail.
Ensuite, la période récente, marquée par un retour au premier plan du conflit salarial, constitue un terreau plutôt favorable aux organisations syndicales. Centré à ses débuts sur la question de la hausse des taxes du carburant, le mouvement des gilets jaunes s’est rapidement étendu à des revendications comme la revalorisation du smic et l’amélioration des conditions d’existence, au point d’être parfois envisagé comme un conflit du travail hors de la sphère professionnelle. Depuis 2021, la montée des prix s’est quant à elle accompagnée d’une recrudescence des grèves pour des hausses de salaires, notamment dans des secteurs réputés peu contestataires (grande distribution, agroalimentaire, etc.).
Si ces conflits ont eu jusqu’ici une dimension sectorielle et localisée, ils sont aussi susceptibles de favoriser la consolidation d’une « conscience salariale » et l’identification d’intérêts communs entre différentes fractions d’un monde du travail fragmenté ; une dynamique dont pourraient bénéficier les syndicats. Au-delà de la France, ces derniers connaissent d’ailleurs actuellement un regain d’influence inattendu dans d’autres pays européens, comme au Royaume-Uni où leur poids avait pourtant été largement restreint depuis les années Tchatcher.
Les retraites et l’enjeu de la repolitisation syndicale
Dans ce panorama, la réforme des retraites place les organisations syndicales sur une ligne de crête, en les enjoignant à relever un double défi d’ampleur. D’un côté, celui de tirer profit d’un cadre unitaire exceptionnel pour construire une mobilisation la plus large et la plus durable possible, en tenant compte du morcellement du monde du travail et en allant au-delà de journées d’action sans lendemains. De l’autre, celui de réinscrire le refus de la réforme, massif et indissociable parmi l’opinion d’une opposition générale à la politique gouvernementale, dans un projet plus large d’émancipation sociale.
Depuis plusieurs décennies, les syndicats français se sont attachés à ériger une démarcation toujours plus nette entre le champ politique et l’univers des relations professionnelles, pensé comme leur pré-carré exclusif. Force est de constater que cela n’a pas conduit à enrayer l’érosion de leur ancrage social et de leur crédit symbolique. Une des clés d’un succès des syndicats dans la bataille des retraites est donc aussi à chercher du côté de leur capacité à imaginer de nouvelles alliances et à esquisser les contours d’un projet de société alternatif avec d’autres forces sociales et politiques opposées au gouvernement, et notamment avec une coalition de gauche nouvellement renforcée à l’Assemblée Nationale.
Pierre Rouxel, Maître de conférences en science politique, Université Rennes 2
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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