Quelle efficacité pour les sanctions occidentales contre la Russie ?

Politique
The Conversation

Le président du Conseil européen Charles Michel, le secrétaire général de l’OTAN Jens Stoltenberg et la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen donnent une conférence de presse sur l’opération militaire russe en Ukraine, au siège de l’OTAN à Bruxelles le 24 février 2022. John Thys/AFP

Christine Dugoin-Clément, IAE Paris – Sorbonne Business School

En enclenchant une offensive massive contre l’Ukraine le 24 février, la Russie à forcé le président Volodymyr Zelensky à décréter la loi martiale dans tout le pays. Surtout, Vladimir Poutine a placé les Occidentaux face à leurs responsabilités, puisqu’ils s’étaient engagés à adopter des sanctions très sévères contre Moscou en cas d’invasion de l’Ukraine.

Quelles pourraient être ces sanctions et à quelles conditions pourraient-elles se révéler efficaces ?

Enfin, le temps de la négociation sur la nature des sanctions ne sera pas celui de la guerre déclenchée par Moscou qui déjà bombarde Kiev : elles pourraient bien arriver après que la Russie réalise certains de ses objectifs initiaux, comprenant probablement a minima un changement de régime et une potentielle division du territoire sous une forme ou une autre.

Déjà huit ans de sanctions…

Rappelons que suite à l’annexion de la Crimée en 2014, Moscou avait déjà subi des sanctions économiques de la part de l’UE, mais aussi de la part des États-Unis et du Canada. Ces sanctions avaient notamment pris la forme d’un gel d’actifs et des mesures restrictives touchant 185 personnes et 48 entités.

Ces mesures combinées ont impacté l’économie de la Russie, notamment en exacerbant les défis macroéconomiques déjà présents dans ce pays-continent à l’économie majoritairement rentière ; mais elles n’ont pas pour autant permis le retour de la Crimée dans le giron ukrainien, ni freiné le déploiement de troupes aux frontières ukrainiennes au printemps 2021, ni empêché le déclenchement de l’offensive dont nous sommes aujourd’hui témoins.

Jusqu’où les Européens et les Américains sont-ils prêts à aller aujourd’hui face qui à un président russe qui a menacé de réagir « d’une façon que le monde n’a jamais connue », semblant sous-entendre une éventuelle utilisation de l’arme nucléaire, à l’encontre de quiconque se mettrait en travers de son chemin ? Voilà tout l’enjeu auquel les Occidentaux sont confrontés.

Le sujet Nord Stream II

La Russie est une économie majoritairement rentière et dépendante de ses ventes, notamment de gaz à l’UE. Aussi, la menace visant Nord Stream 2, le gazoduc exploité par Gazprom reliant la Russie à l’Europe par l’Allemagne, était un sujet particulièrement sensible pour Moscou. Mais pour l’Europe aussi : le gaz russe représente 40 % des importations de gaz de l’UE, et un peu plus de 20 % de sa consommation énergétique.

Du fait de cette dépendance européenne, la menace semblait peu crédible aux yeux de Moscou. Cependant, le 22 février, le chancelier allemand Olaf Scholz a annoncé la suspension du gazoduc.

C’est la première vraie sanction prise dans la crise actuelle. Il reste que la soutenabilité dans le temps de la suspension de Nord Stream II est une potentielle faille sur laquelle la Russie pourrait être tentée de parier. En effet, faute de fournisseur alternatif, l’UE devra piocher dans ses réserves de gaz mais ces dernières sont traditionnellement remplies pendant l’été. En outre, Nord Stream II a été cofinancé par OMV, Engie, Wintershall Dea, Uniper et Shell, soit des entreprises qui pourraient pâtir de la suspension du gazoduc.

Sanctions visant la Banque centrale russe

En parallèle de l’annonce allemande, les États-Unis préparent eux aussi des sanctions contre Moscou. Une première annonce, à chaud, visait les entreprises des « Républiques autoproclamées » de Donetsk et Lougansk. Seulement, ces régions, au cœur du conflit depuis maintenant huit ans, vivent surtout des trafics et de l’économie grise. Les zones sécessionnistes n’offrent de facto que peu ou pas de structures pouvant être sanctionnées.

En revanche, des sanctions visant la Banque centrale russe pourrait être envisagée, sanctions qui seraient à la fois crédibles, car engendrant peu de désagrément pour les États-Unis, et rapides à mettre en œuvre grâce à la numérisation du système financier mondial.

La Russie soutient le taux de change et la stabilité du rouble grâce aux réserves de change de la Banque centrale russe, estimées à plus de 600 milliards de dollars américains, majoritairement constituées d’écritures comptables électroniques. Une petite part de ces réserves de change est constituée de liquidités libellées en dollars et en euros (environ 12 milliards de dollars) et une autre partie est constituée d’or (environ 139 milliards de dollars). La Russie a entrepris depuis 2019 une « dédollarisation » de son économie au profit de l’or, mais la chute des cours des matières premières avait freiné cet élan. La Russie a aussi une partie de ses réserves de changes constituée d’obligations en renminbi.

Enfin, concernant les réserves de change constituées de titres et de dépôts libellés en dollars, en euros, et autres devises occidentales – ce qui représente environ les deux tiers des réserves –, il s’agit majoritairement d’écritures comptables électroniques pour beaucoup basées dans des banques centrales et commerciales occidentales. Ces réserves pourraient dès lors faire l’objet d’un gel ne laissant plus que l’usage de la valeur de récupération à Moscou. La Russie ne disposerait alors plus que de liquidités occidentales relativement restreintes, d’or difficile à vendre dans un temps contraint et d’obligations chinoises. Concernant les chaînes d’approvisionnement, il est fort probable que le fournisseur souhaite éviter le rouble et lui préférent d’autres devises, parmi lesquelles figurera certes le renminbi, mais parmi lesquelles les devises occidentales seraient aussi probablement bien placées.

L’annonce de ce type de sanction pourrait en outre générer un effet boule de neige, en poussant les Russes, entreprises comme citoyens, à aller retirer les quelque 268 milliards de dollars qu’ils détiennent en devises étrangères auprès de structures bancaires qui ne seront pas en mesure de fournir cette quantité de liquidités, pas plus que la Banque centrale ne le pourrait. Cette crise pourrait engendrer des troubles sociaux au sein d’une population déjà impactée par les récentes décisions du gouvernement, dont la réforme des retraites, et forcer la Russie à prendre des mesures financières drastiques.

Il est probable que cette hypothèse ait déjà été envisagée par la Russie qui a, courant janvier, augmenté ses actifs liquides détenus en devises étrangères de plus de 8 milliards de dollars. Néanmoins, la menace de cette sanction reste valide et crédible, car elle engendrerait de gros dommages dans un temps court, avec un impact raisonnable pour les Occidentaux.

Les entreprises du complexe militaro-industriel

Le complexe militaro-industriel pourrait aussi être frappé par les sanctions occidentales.

Ce secteur cher à Moscou, au moins comme vecteur de projection de puissance, reste fondamentalement lié aux importations de certaines technologies et aux exportations vers l’étranger. En cas d’embargo total sur les hautes technologies, il sera automatiquement impacté. Les répercussions seront néanmoins plus longues à se faire ressentir que celles des sanctions touchant la Banque centrale. Il faut aussi noter que cet embargo ne sera peut-être pas total. Les clients finaux restent libres de leurs choix en matière d’approvisionnement dans un secteur de plus en plus compétitif.

En conclusion, les sanctions qui seront appliquées à la Russie devront être crédibles, ce qui implique une faisabilité réelle. Le Kremlin connaît bien les forces et la faiblesse des Occidentaux et leurs réticences aux risques. La Russie ne modifiera son comportement que si elle estime que sa résilience et sa capacité à encaisser les sanctions sera outrepassée.

En cela, les sanctions mises en place depuis huit ans ont permis à Moscou, si besoin en était, de tester sa capacité de résistance et de résilience. En outre, la Russie, relativement isolée en 2014-2015, bénéficie aujourd’hui du soutien de la Chine. Pour Vladimir Poutine, la Chine est un partenaire de choix si son pays doit renforcer la réorientation de son économie.

Enfin, certains autres États pourraient vouloir tenter de tirer leur aiguille du jeu en venant se glisser dans les espaces laissés libres par les sanctions occidentales en devenant fournisseur et importateurs de produits russes. Quoi qu’il en soit, le président Poutine continuera sans doute d’estimer que la chute de l’URSS est « la plus grande catastrophe géopolitique du 20? siècle » : la vulnérabilité de la Russie à des sanctions touchant sa Banque centrale viennent de l’interconnexion de son système économique avec le reste du monde, notamment à travers la convertibilité du rouble – qui n’était pas possible pendant la période soviétique.The Conversation

Christine Dugoin-Clément, Analyste en géopolitique, membre associé au Laboratoire de Recherche IAE Paris - Sorbonne Business School, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, chaire « normes et risques », IAE Paris – Sorbonne Business School

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.


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