Que faisait Alain Delon quand il parlait de lui à la 3e personne ?

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Que faisait Alain Delon quand il parlait de lui à la 3? personne ?

Julien Longhi, CY Cergy Paris Université

Alors que les hommages se multiplient suite à la disparition de la star de cinéma Alain Delon le 18 août dernier à l’âge de 88 ans, certains articles rappellent que l’homme a pu agacer en raison d’une habitude parfois jugée égocentrique : celle de parler de lui à la troisième personne.

L’égocentrisme est, selon le Centre national de ressources textuelles et lexicales, une « déformation du moi, involontaire et inconsciente, consistant à n’envisager le point de vue ou l’intérêt des autres qu’à partir du sien propre ».

Si l’on s’en tient à la stricte définition, difficile d’associer systématiquement l’usage de la 3e personne à une déformation telle que l’égocentrisme. Est-il cependant possible de l'assimiler à un « tic de langage » ? Or, comme le documente Laélia Véron, il y a dans le tic de langage une dimension pathologique.

« On va encore dire de moi que je parle à la 3e personne… C’est vrai. », dit Delon en interview.

Mais chez l'acteur, l’usage de la 3e personne n’est pas systématique. Il est choisi et il témoigne d’une conscience linguistique plus profonde qu’il n’y paraît.

Trois manières de comprendre l’usage de la 3? personne

C’est dans le contexte du film Borsalino and Co. que l’on en trouve la première mention : « Il y avait cinq ans que je voulais mettre Delon dans un film avec Belmondo », concède-t-il en parlant, de lui pour la première fois en public à la troisième personne. Et « Delon-producteur » de poursuivre :

« Je me disais : cela doit pouvoir se faire le public a envie de les voir ensemble, comme aux États-Unis on voit ensemble deux “monstres” style Gary Cooper–Burt Lancaster, Mitchum–Douglas ou, plus récemment, Paul Newman et Robert Redford [Butch Cassidy]. Mais personne ne trouvait de sujet. »

Alain Delon parle de lui, et au lieu de dire Je/Moi, utilise « Alain Delon ». Il a lui-même eu l’occasion de s’expliquer sur cet usage, et il disait notamment :

« Je ne suis pas quelqu’un qui a le culte du Moi. Je crois que dans la profession, il y a des confrères beaucoup plus en avance que moi sur le sujet. »

Comment expliquer alors ces apparents paradoxes ? La linguistique peut, de trois manières au moins, aider à comprendre cet usage de la 3e personne, et mieux cerner les enjeux : la valeur plus que le sens des mots, la subjectivité dans le langage, et l’énonciation.

La valeur des mots : une vision volontariste

La citation suivante est intéressante au regard de la subtilité entrevue dans l’épaisseur sémantique de certains mots employés par Alain Delon :

« Ma carrière n’a rien à voir avec le métier de comédien. Comédien, c’est une vocation. On veut être comédien comme on veut être chauffeur de taxi ou boulanger. On suit des cours, on fait des écoles, puis des conservatoires. C’est la différence essentielle – et il n’y a rien de péjoratif ici – entre Belmondo et Delon. Je suis un acteur, Jean-Paul est un comédien. Un comédien joue, il passe des années à apprendre, alors que l’acteur vit. Moi, j’ai toujours vécu mes rôles. Je n’ai jamais joué. Un acteur est un accident. Je suis un accident. Ma vie est un accident. Ma carrière est un accident. »

Affiche du film Borsalino, avec Alain Delon et Jean-Paul Belemondo.

En effet, il arrive que comédien et acteur soient utilisés l’un pour l’autre, mais Alain Delon identifie une différence, en termes de motivation/vocation, apprentissage/incarnation, entre les deux termes.

On attribue également à Alain Delon la citation « La chance n’existe pas, ça s’appelle le destin », qui montre là aussi la distinction entre deux termes proches. Dans les deux cas (comédien/acteur, chance/destin), on peut presque trouver une forme de volontarisme dans le regard linguistique posé, puisque le hasard ou les circonstances sont mis à distance dans la valeur accordée aux mots.

« Je ne joue pas, je vis » : une subjectivité relative

Les médias citent abondamment, depuis le décès de l’acteur, la phrase « Je ne suis pas un comédien : je ne joue pas, je vis ». Cette citation peut donner l’impression d’une personne prétentieuse. En fait, dans l’entretien au Journal du Dimanche, qu’il a donné le 18 mai 2019, Alain Delon indiquait plus exactement :

« Je ne suis pas un comédien : je ne joue pas, je vis. Aujourd’hui, je suis différent d’hier physiquement. Mais je ne veux pas refaire du cinéma pour faire du cinéma. Je ne veux pas faire le combat de trop, comme disent les boxeurs, que je connais bien. J’ai vu ça chez Sugar Ray Robinson. Joe Louis aussi. Pour l’orgueil ou le pognon. Je n’ai pas envie de ça. »

La citation initiale, tronquée, ne retranscrit donc pas le fait que l’acteur explicite le rapport à son métier, et les raisons pour lesquelles il a arrêté de tourner. La citation suivante le confirme :

« Comme pour toute ma carrière d’acteur, dès l’instant où je fais “Monsieur Klein”, je vis Monsieur Klein. Je ne joue pas ma sortie au Vél’ d’Hiv. Je la vis. Si je la joue, j’aurais peut-être été mauvais. Encore une fois, tout ce que j’ai fait, je l’ai vécu. »

L’émergence de cette subjectivité est en outre éclairante, si on la regarde à travers quelques concepts plus spécifiques. Un des auteurs de référence, et pionnier en la matière, est Émile Benveniste : celui-ci indique, dans un célèbre article, « De la subjectivité dans le langage », que la subjectivité

« n’est que l’émergence dans l’être d’une propriété fondamentale du langage. Est “ego” qui dit “ego”. Nous trouvons là le fondement de la “subjectivité”, qui se détermine par le statut linguistique de la “personne” ».

Alain Delon s’est déjà exprimé sur son ego, et on trouve finalement, à partir de cette définition, un usage à l’opposé de l’égocentrisme, puisque Delon, quand il utilise la 3e personne du singulier, se passe du Je. Or comme le rappelle Stéphane Mosès »:

« Benveniste oppose radicalement les deux premières personnes, nécessairement posées à partir du Je, “qui désigne celui qui parle et implique en même temps un énoncé sur le compte de Je”, à la troisième qui, étant exclue de la relation personnelle Je-Tu, a pour fonction véritable d’exprimer la non-personne. » Ainsi, plutôt que de valoriser l’ego, il met en valeur la non-personne, qui est ce dont on parle.

Alain Delon, un maître de l’énonciation ?

Alain Delon avait précisément conscience des différents rôles discursifs qu’il pouvait jouer, et ne les mélangeait pas :

« J’avais plusieurs casquettes. Lorsque j’étais producteur et metteur en scène, je parlais de l’acteur Delon que j’avais engagé. Je disais “On va demander à Delon de faire ça et il le fera bien.” Et ça a été tourné en dérision, au ridicule. »

Or, comme l’écrivait Oswald Ducrot dès 1984 (cité ici par Alain Rabatel) :

« Le locuteur, responsable de l’énoncé, donne existence, au moyen de celui-ci, à des énonciateurs dont il organise les points de vue et les attitudes. Et sa position propre peut se manifester soit parce qu’il s’assimile à tel ou tel des énonciateurs, en le prenant pour représentant (l’énonciateur est alors actualisé), soit simplement parce qu’il a choisi de les faire apparaître et que leur apparition reste significative, même s’il ne s’assimile pas à eux. »

Dans l’exemple d’Alain Delon, il identifie qu’il a « plusieurs casquettes », et si le locuteur est bien Alain Delon, l’énonciateur est le producteur Alain Delon, qui ne se confond pas avec l’acteur. Il n’est alors pas choquant, sur le plan énonciatif, d’avoir la distinction entre les deux rôles. Cela arrive d’ailleurs fréquemment, dans des situations dans lesquelles des personnalités parlent « en tant que » et occupent donc un rôle discursif qui diffère de la manière dont ils peuvent être perçus en tant que locuteur.

Bien sûr, ces tournures, associées à une forte personnalité, une solide estime de soi et de son travail, ont donné lieu à des mises à distance humoristiques. Dans Astérix aux Jeux olympiques, Alain Delon joue le rôle de César, dans une séquence riche en autodérision :

Mais au-delà de l’effet amusant provoqué, cet extrait illustre peut-être plus foncièrement la bonne compréhension qu’avait Alain Delon des mécanismes de l’énonciation et de la subjectivité, et de la manière dont il est utile de se mettre en scène dans son discours, afin de distinguer ses rôles discursifs.

Julien Longhi, Professeur des universités en sciences du langage, AGORA/IDHN, CY Cergy Paris Université

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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