Image par Michael Schwarzenberger de PixabayPourquoi les sports à risque attirent-ils autant les jeunes ?
David Le Breton, Université de StrasbourgLes modifications liées à la puberté incitent en général les adolescents à s’interroger sur leur identité et à remettre en cause des choses qu’ils tenaient pour acquises. Pratiquant un sport d’une manière intensive est un moyen pour certains jeunes de se protéger d’interrogations plus lourdes autour de ces bouleversements.
La quête de sensations et de contrôle de soi, la répétition des entrainements s’accompagnent d’une mise à distance d’un monde intérieur malaisé à contenir. La fréquentation régulière d’un espace sportif avec ses rites et ses figures familières procure l’assurance d’un monde compréhensible, toujours à sa mesure.
On y prépare des compétitions, on y discute de pratiques, on y trouve une connivence immédiate avec les pairs, une reconnaissance mutuelle, etc.. L’activité sportive apparait ainsi parfois comme un espace transitionnel où s’apprivoisent les difficultés de l’existence.
Sociabilité de la performance
En créant d’autres soucis, bien maîtrisables et concrets – challenges, efforts, contraintes d’emplois du temps, etc. – la pratique sportive devient une manière de suspendre le temps et les questions propres à l’adolescence. S’effectuant dans un microcosme bien balisé, fortement investi comme s’il allait durer toujours, elle est une barrière efficace contre la sexuation du corps et les nouvelles responsabilités qu’elle implique.
Elle repousse souvent à plus tard les relations amoureuses ou l’entrée dans la sexualité. Le corps est maîtrisé et nié dans ses aspects pulsionnels au nom des contraintes de l’entraînement et des sacrifices nécessaires à l’obtention de bonnes performances.
Avec un emploi du temps rigoureux, l’activité sportive occupe tout l’esprit en évitant de se projeter dans l’avenir autrement que sous la forme d’un calendrier à tenir et d’une préparation physique adéquate pour être en bonne forme au moment de la compétition. Elle donne des directives, un cadre, un mode de vie, des aspirations, une sociabilité contrôlée et axée seulement sur la performance.
Au-delà des pratiques plus conventionnelles, les activités physiques et sportives ont connu dans les années 1980 une profonde mutation dans laquelle se sont engouffrées les jeunes générations. Avec les transformations technologiques, l’apparition de nouveaux matériaux s’étend l’aire des activités nouvelles : sports de glisse, sports de pleine nature…
Le marketing des fabricants d’instruments saura également exploiter les sensibilités nouvelles liées à la recherche de sensations, de liberté, de look, etc. Consommateurs effrénés, à l’affût des derniers produits, ces jeunes adeptes « jouent » simultanément la rébellion et l’indifférence aux normes ou aux règles sociales. Ils n’ont d’autres références qu’eux-mêmes. Ils investissent particulièrement le monde de la glisse. Hors compétition, hors classement, hors limite, hors balisage, hors règles, autonome, individuelle, la pratique est d’abord recherche passionnée de sensations.
Corps à corps avec le monde
L’engagement passionné dans ces activités est une manière de se sentir vivant à travers un rapport physique et intense au monde. En ce sens, elles ont une parenté avec les conduites à risque. Certes, ces dernières sont la réponse à une souffrance, là où les premières sont plutôt une recherche d’intensité d’être, mais les unes et les autres sont sur le fil du rasoir, et, à travers une mise à l’épreuve par des voies différentes, elles demandent parfois à la mort, une réponse sur le sens et la légitimité de l’existence.
Socialement valorisées, elles le sont non seulement par les jeunes générations qui y trouvent un terrain d’émulation et de communication, mais par l’ensemble de la société qui y voit une affirmation ludique de la jeunesse. Les valeurs de courage, de résistance, de vitalité, etc. y sont louées.
Ces activités dites « à risque » où le jeu avec la limite est une donnée fondatrice, procurent des formes de narcissisation en alimentant la conviction d’être au-dessus du lot, virtuose, et de faire partie des élus. Le corps à corps avec le monde s’établit en des lieux et des circonstances que le jeune décide et qui demeurent sous son contrôle, à la mesure de ce qu’il présume de sa compétence.
Le jeune éprouve dans ses réalisations physiques ou sportives un sentiment d’évidence, de création et de détermination personnelle. La peur ainsi surmontée induit la jubilation d’avoir réussi, et de posséder une étoffe qui n’est pas commune. À travers ses prouesses, il a le sentiment d’exister dans le regard des autres. Il est en quête de limites de sens, mais sur un mode ludique, à l’inverse des conduites à risque. Il cherche à savoir qui il est, jusqu’où il peut aller trop loin. Il expérimente ses ressources dans un sentiment d’épanouissement.
Les activités physiques et sportives à risque répondent à une logique d’affrontement physique au monde sur un mode jubilatoire, même si le risque d’accident est toujours le prix à payer de l’intensité éprouvée. Exister ne lui suffit pas, il doit se sentir exister.
Quête des limites
Ces activités sont fortement investies par les garçons dans une quête de limites, une recherche éperdue de sensations et de reconnaissance. Pour eux, se mesurer aux autres, relève d’un rite intime de virilité implique le dépassement de soi sous leur regard. L’épreuve a une valeur de confirmation de valeur personnelle, elle appelle la démonstration, au risque de surévaluer ses compétences et de céder à un sentiment de toute-puissance souvent dangereux.
La présence des autres tend à le mettre en représentation. La recherche de prouesse ou la démonstration de sa dextérité devant les autres sont aussi, au-delà de l’épanouissement personnel qu’elles procurent, une ligne de défense narcissique contre le sentiment d’insignifiance de soi.
On connaît à ce propos le souci des skateurs de se fixer dans des lieux publics pour opérer leur démonstration d’adresse. À travers une feinte indifférence de l’adepte, le regard des autres est nécessaire à la validation des talents. Mais le spectacle est donné « mine de rien » et non de façon ostentatoire dans un jeu permanent.
La pratique sollicite une connivence amicale avec les autres partenaires des joutes mutuelles. Elle implique des heures sur la planche et d’innombrables chutes avant de réussir enfin la figure convoitée ou d’accrocher un moment la rampe de l’escalier. Les écorchures, les bosses, les fractures se multiplient tant que la technique du corps n’a pas été parfaitement maîtrisée mais tel est le prix à payer d’un sentiment d’enracinement au monde, la recherche d’une butée à travers ce mélange ambigu de dextérité et de chutes, comme s’il s’agissait en permanence de trouver enfin la bonne distance avec un monde qui se dérobe.
Jeux avec la vitesse ou le risque de la chute en profitant de la géographie urbaine, en descendant les pentes à toute allure par exemple, ou en se mêlant à la circulation des voitures, en s’accrochant éventuellement à elles pour connaître des moments d’accélération et exercer une virtuosité en narguant le danger. Nombre de pratiques physiques ainsi investies par les jeunes générations multiplient les zones de transgression, et donc le sentiment de toute-puissance.
Surtout chez les jeunes générations, la recherche éperdue de limites lors d’activités physiques et sportives à risque marque une croyance personnelle au fait d’être « spécial », d’avoir une étoffe qui manque aux autres, mais simultanément en se mettant en situation périlleuse ils en recherchent sans cesse la confirmation. Les failles narcissiques sont colmatées dans un processus toujours à reprendre.
Dans leur discipline ils sont souverains et s’épanouissent dans le fait de plier la résistance des éléments, de dompter la pesanteur. Ce sont des pratiques de vertige, ou plutôt de jeu avec le vertige, qu’il s’agisse de l’air, de la terre, de la neige ou de la mer, la recherche est celle de la maîtrise du déséquilibre. Manière tâtonnante et intense de chercher sa place dans le monde.
David Le Breton, Professeur de sociologie et d'anthropologie, Université de Strasbourg
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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