« Pourquoi je me suis laissé piquer par des dizaines d'insectes différents au nom de la science… »
Justin Schmidt, University of ArizonaTiques, moustiques, punaises de lit… L'été n'est jamais sans risque ! Notre série « Un été qui pique » fait le point sur les piqûres, morsures, etc. les plus fréquentes, les pires, et sur les façons de limiter les dangers. Nous finissions avec l'échelle des piqûres les plus douloureuses, établie par l'entomologiste Justin Schmidt…
Au cours des 40 dernières années (mais en réalité depuis l’âge de cinq ans), j’ai été fasciné par les insectes et leur capacité à piquer et à causer de la douleur. Au cours de mes études supérieures pour devenir entomologiste, j’ai commencé à m’intéresser au pourquoi de ces piqûres… et au comment : comment des animaux si petits peuvent-ils causer de telles souffrances ?
Pour répondre à mes questions, il fallait d’abord trouver un moyen de mesurer la douleur. J’ai donc inventé l’échelle des douleurs causées par les insectes. Cette échelle est basée sur des estimations réalisées à partir d’environ un millier de piqûres que j’ai personnellement subies, administrées par des hyménoptères (guêpes, fourmis, etc.) appartenant à plus de 80 groupes d’insectes, ainsi que sur les évaluations de divers collègues.
Pourquoi les insectes piquent-ils ? La protection conférée par les piqûres leur ouvre des portes vers davantage de ressources alimentaires, leur permet d’accéder à des territoires plus étendus et à la vie sociale au sein de colonies. Et étudier les insectes piqueurs nous permet aussi de mieux comprendre notre propre façon de vivre, ainsi que les sociétés dans lesquelles nous évoluons.
Pourquoi piquer ?
Dire que les insectes piquent « parce qu’ils le peuvent » ne répond pas vraiment à la question… Le point essentiel est de comprendre pourquoi les insectes se sont retrouvés dotés d’un dard.
Il est évident que cet organe présentait un certain intérêt, sinon il ne serait jamais apparu au cours de l’évolution – ou, s’il était présent au départ, il aurait été perdu par l’effet de la sélection naturelle.
Les dards ont deux usages principaux : obtenir de la nourriture et éviter de devenir la nourriture d’un autre animal. Parmi les exemples d’utilisation du dard pour se nourrir, citons les guêpes parasites, qui piquent et paralysent les chenilles, lesquelles deviennent la nourriture des jeunes guêpes, ou les fourmis bouledogues qui piquent des insectes difficiles à maîtriser pour les soumettre.
Plus important encore, le dard constitue une avancée majeure dans la défense contre les grands prédateurs. Imaginez un instant que vous soyez un insecte de taille moyenne attaqué par un prédateur un million de fois plus grand que vous : sans dard, quelle chance auriez-vous de vous en sortir ?
Les abeilles domestiques sont confrontées à ce problème avec les ours friands de miel. Mordre, griffer ou donner des coups de pied ne fonctionne pas… Piquer avec un dard injectant un venin douloureux est bien plus efficace.
En ce sens, l’insecte piqueur a trouvé un moyen de surmonter le problème posé par sa petite taille. Le dard est en quelque sorte un « pistolet pour insectes », qui neutralise la différence de taille entre l’agresseur et la victime.
L’indice de douleur des piqûres d’insectes
C’est ici que mon échelle de douleur des piqûres d’insectes prend tout son sens, car il prend en compte durée des piqûres, le type et l’intensité de la douleur qu’elles provoquent, etc.
En effet, sans chiffres pour comparer et analyser, le vécu des piqûres n’est qu’un tissu d’anecdotes et d’histoires à raconter. Avec des chiffres, en revanche, nous pouvons comparer l’efficacité de la « défense par la douleur » d’un insecte piqueur par rapport à un autre, et ainsi tester des hypothèses (les descriptions de l’auteur sont aussi très imagées, pour faciliter le ressenti, ndlr).
L’une de ces hypothèses est que les piqûres douloureuses constituent un moyen pour les petits insectes de se défendre (et de défendre leurs petits) contre les grands prédateurs tels que mammifères, oiseaux, reptiles ou amphibiens. Plus la douleur est forte, plus la défense est efficace.
Une meilleure défense permet aux insectes de former des groupes et de devenir des sociétés complexes, comme nous le voyons chez les fourmis, les guêpes sociales et les abeilles. Plus la douleur est grande, plus la société peut croître. Et les grandes sociétés ont des avantages dont ne bénéficient pas les individus solitaires ou les sociétés plus petites.
Parmi les piqûres les plus douloureuses figure celle de la guêpe du genre Pepsis (aussi appelée en anglais « Tarantula hawk », littéralement « faucon à tarantule », car elle chasse les araignées). Elle ne dure toutefois que quelques minutes, alors que la douleur causée par le venin de la fourmi Paraponera (ou fourmi « Balle de fusil »), cause un niveau de douleur similaire, mais qui peut durer jusqu’à 24 heures !
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Sociétés humaines et sociétés d’insectes
La socialité de l’être humain permet à certains individus de se spécialiser et ainsi de devenir capables d’accomplir une tâche particulière mieux que la plupart de leurs congénères. Parmi les spécialistes humains, on peut citer les plombiers, les chefs cuisiniers, les médecins, les agriculteurs, les enseignants, les avocats, les soldats, les rugbymen… et même les politiciens – une profession parfois considérée comme douteuse, mais nécessaire au fonctionnement de la société.
Les sociétés que forment les insectes sociaux ont également des spécialistes, qui cherchent de la nourriture, s’occupent des jeunes, défendent la colonie, se reproduisent et servent même de croque-morts. Un autre avantage de former des sociétés est la possibilité de recruter d’autres individus pour pouvoir exploiter une grande source de nourriture, pour mettre en place une défense commune, ou encore pour obtenir des aides supplémentaires afin d’accomplir certaines tâches difficiles.
La socialité présente également un avantage plus subtil : elle réduit les conflits entre les individus d’une même espèce. Les individus qui ne vivent pas en groupe social ont tendance à se battre lorsqu’ils entrent en contact. Mais pour vivre en groupe, les conflits doivent être limités.
Chez bien des animaux sociaux, les conflits sont atténués par l’établissement d’une hiérarchie. Souvent, si l’individu dominant dans la hiérarchie est éliminé, de violentes batailles éclatent.
Dans les sociétés humaines, les conflits sont également diminués par l’établissement d’une hiérarchie, mais surtout par des lois, ainsi que par la mise en place d’une police chargée de faire respecter lesdites lois ; les échanges, discussions et des apprentissages contribuent en outre à inculquer un comportement coopératif.
Dans les sociétés d’insectes, le risque de conflits est réduit par l’établissement d’une hiérarchie et des phéromones (« odeurs » qui identifient les individus et leur place dans la société).
Que nous dit la douleur ?
L’indice de douleur provoqué par les piqûres d’insectes ouvre également une fenêtre sur la psychologie et les émotions humaines. Pour le dire brièvement, les humains sont fascinés par les insectes piqueurs. Nous prenons plaisir à raconter des histoires de piqûres, d’accidents évités de justesse, voire à nous épancher sur notre peur des insectes piqueurs.
Pourquoi ? Parce que nous avons une peur innée des animaux qui nous attaquent, qu’il s’agisse de léopards, d’ours, de serpents, d’araignées ou d’insectes piqueurs. Les personnes qui ne ressentent pas cette peur ont plus de risques d’être dévorées ou de mourir après une piqûre ou morsure par un animal venimeux. Et donc plus de risque de ne pas pouvoir transmettre leur bagage génétique que les personnes qui sont plus sensibles à cette crainte innée.
Les insectes piqueurs nous font peur parce qu’ils sont source de douleur. Or, la douleur est la façon dont notre corps nous indique qu’un dommage est en train de se produire, s’est produit ou est sur le point de se produire. Les dommages sont mauvais et nuisent à notre capacité à nous reproduire.
En d’autres termes, notre peur émotionnelle et notre fascination presque irraisonnée pour les insectes dont la piqûre est douloureuse favorisent notre survie à long terme… C’est d’autant plus étonnant que nous manifestons peu de crainte à l’égard des cigarettes ou des aliments gras et sucrés, qui tuent beaucoup plus de gens que lesdits insectes… Une explication de cette différence, en ce qui concerne les aliments gras et sucrés, est que ceux-ci ont longtemps été plébiscités par notre corps – quoique dans des quantités réduites. La peur de ces « tueurs » ne s’est pas inscrite dans nos gènes, en quelque sorte…
L’échelle de douleur des piqûres d’insectes n’est pas seulement « amusante » (même si elle l’est aussi). Elle permet de mieux nous comprendre, de comprendre comment nous avons évolué pour arriver là où nous sommes, et ce que nous pourrions attendre de l’avenir.
Justin Schmidt, Entomologist, Southwest Biological Institute, University of Arizona
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.