Pour les héroïnes de la comtesse de Ségur, une aventure en « liberté surveillée » ?
Chez la comtesse de Ségur des Malheurs de Sophie (1859), des Petites filles modèles (1858) et des Vacances (1859), le récit d’aventures est bien présent. Il apparaît plus particulièrement sous le jour de la robinsonnade, en une sorte de réécriture du Robinson Crusoé de Daniel Defoe.
On ne s’attendrait pas à découvrir dans cette trilogie – qui raconte l’éducation de petites aristocrates du XIXe siècle – un remake de ce genre littéraire où il est question de voyage lointain, de terrible naufrage, d’île impossible à situer sur une carte, encore moins d’effrayants sauvages cannibales. En effet, dans les romans séguriens qui composent ce que l’on appelle la saga de Fleurville, la seule sortie du lieu clos et protégé du château n’est-elle pas quasi synonyme de malheurs ?
La robinsonnade est pourtant très en vogue dans la littérature de jeunesse au XIXe siècle. Elle propose de nombreux récits de formation qui font les garçons courageux face aux dangers, garçons qui se doivent de plier le monde à leurs normes. Mais cette narration de péripéties où l’attrait du risque au long cours et de l’ailleurs inconnu se mêle est pour sûr jugée subversive pour les petites Sophie : elle met en péril l’assignation géographique et idéologique dans leur univers ségurien. On ne doit changer ni de pays, ni de classes sociales, ni de rôle genré.
Ainsi, si les uns se doivent de robinsonner et dans la vie et dans les livres d’aventures, les autres – elles – ne sauraient robinsonner sans dommages irréversibles, a minima sans bornage précis.
Comment alors raconter l’impossible robinsonnade des filles tout en faisant la part belle aux garçons ? Le procédé narratif utilisé par le comtesse de Ségur, tout au long des trois romans, est la mise en abyme ou dit autrement, le récit dans le récit. Tout le travail d’écriture consiste alors à jouer sur les rapports que les histoires imbriquées entretiennent avec le grand texte qui les contient. Nous allons donc suivre l’intrusion prudente du récit d’aventures et sa gestion par la narration.
De l’aventure exclue à l’aventure escamotée et moralisée
Le premier volume de la trilogie, Les Malheurs de Sophie, exclut toute aventure périlleuse et lointaine. C’est une situation trop dangereuse pour des héros et des héroïnes très jeunes qui n’en sont qu’au début de leur parcours éducatif. Seul le dernier chapitre intitulé « Le départ » où Sophie, Paul et leurs parents s’embarquent sur le voilier La Sybille pour aller en Amérique ouvre la possibilité d’une robinsonnade. Mais il faudra attendre les volumes suivants…
Dans le deuxième volume, Les petites filles modèles, l’aventure est, cette fois, escamotée et moralisée. Réduite à sa plus simple expression, sa mise en abyme tient en un seul mot : naufrage. Sophie a perdu ses parents dans un naufrage. La pauvre Lucie et sa mère sont misérables parce que leur père et mari, marin sur la Sybille sous les ordres du commandant de Rosbourg, a fait naufrage.
Il faudra attendre le troisième volume pour en savoir plus sur ces évènements annoncés… Toujours dans le deuxième volume donc, la mise en abyme de l’aventure se limite à un titre : « … Camille et Madeleine, fatiguées de leurs jeux, prirent chacune un livre ; elles lisaient attentivement : Camille, Le Robinson suisse… ».
Dans ce texte très célèbre au XIXe siècle, toutes les péripéties extraordinaires sont subordonnées au respect de l’ordre familial qui s’impose sur l’île sauvage comme dans la société civilisée. Si la morale dominante est sauve, l’aventure, elle, s’y engloutit comme aventure !
Un récit d’aventures au masculin
Il faut donc attendre patiemment le troisième volume de la trilogie, Les Vacances, pour que la robinsonnade se déploie véritablement (60 pages sur 215). Inévitablement l’intrusion de l’ailleurs inconnu et des aventures masculines vient alors se confronter à la narration des faits quotidiens se déroulant dans le monde fermé de Fleurville.
Mais au lieu de mettre en danger le roman, de perturber l’homogénéité de l’histoire, le récit en abyme en assure la victoire. Car le texte est rusé et l’aventure masculine ne fait son entrée et ne se développe que lorsque la narration, riche des deux ouvrages précédents, est capable de l’affronter c’est-à-dire de la contrôler, de la placer « en liberté surveillée ».
Comment l’autrice s’y prend-elle pour renforcer l’autorité du texte premier et maitriser la contestation que pourraient engendrer les passages imbriqués qui racontent la robinsonnade ?
D’abord, l’ailleurs est ramené à l’ici. Les huttes construites sur l’île provoquent moins d’étonnement que la cabane décrite dans Les petites filles modèles et dans laquelle vit la pauvre Lucie. Le toit percé, l’absence de porte, le tas de mousse en guise de lit sont totalement inattendus. Chez les sauvages, Monsieur de Rosbourg n’a de cesse de reproduire le connu : murs, porte avec charnières. Le mot « hutte » lui-même est progressivement remplacé par le mot « maison » !
Puis, les mœurs des sauvages, elles-mêmes, ne paraissent pas plus extraordinaires que les pratiques alimentaires de Lucie qui mange des glands pour lutter contre la faim.
Mais la dévalorisation de l’ailleurs n’est pas la seule parade du texte. La robinsonnade est réduite à une histoire racontée. Elle n’est pas montrée en train de se réaliser, de se vivre ici et maintenant : « Après diner les enfants demandèrent à Paul de leur raconter ses aventures. »
Enfermé dans le périmètre balisé du salon, devant un auditoire d’adultes et d’enfants, le récit d’aventures confirme, une nouvelle fois, la division genrée du monde social. Les filles sont rarement des robinsonnes au XIXe siècle… Vécue donc et narrée par les hommes qui en sont les agents légitimes et les bénéficiaires (Paul est transformé par cette aventure extrêmement enrichissante pour lui), la robinsonnade est écoutée des femmes. Elles doivent en rester les spectatrices.
Et en effet, contrairement à Paul, Sophie, au début du roman, n’a presque rien à raconter de son naufrage. Pas d’île perdue au milieu de la mer, pas de sauvages mais une horrible belle-mère ramenée d’Amérique. Six pages suffisent pour faire le récit de cette catastrophe dans la petite cabane du jardin et devant les enfants uniquement. Ce n’est qu’une longue plainte entrecoupée de larmes – celles de Sophie, celles de son père, M. de Réan – et de coups de verges, ceux de Madame Fichini !
Domestiquer la robinsonnade
La mise en abyme a l’avantage décisif d’enclore la robinsonnade dans le roman. Ce procédé narratif domestique – à tous les sens du terme – la robinsonnade et son horizon d’ensauvagement. Regardons de plus près encore. L’histoire imbriquée est balisée de façon stricte et précise. C’est ainsi que son ouverture et sa fermeture sont explicitement signalées :
« Tout le monde se groupa autour de lui (Paul), et il commença ainsi. »
« À demain la suite de cet intéressant récit. Allez vous coucher, mes enfants. »
L’histoire imbriquée se démarque même visuellement du grand texte par sa disposition typographique [retour à la ligne, blanc narratif, guillemets]. Tout est sous contrôle, au moins dans le dispositif auctorial et éditorial.
La robinsonnade est ainsi totalement maitrisée aussi bien par la fiction que la narration. Elle ne peut être confondue avec l’essentiel, la vie à Fleurville. Il ne reste plus qu’à l’extirper définitivement du roman puisque ni Monsieur de Rosbourg, ni Lecomte ne repartiront en mer. Transformée en aimable causerie, cette robinsonnade de salon n’est plus qu’une parenthèse, définitivement refermée.
Et il devait bien en être ainsi si l’on espérait ne pas éveiller chez les petites filles de la fiction comme chez leurs petites lectrices des désirs d’échappées… d’échapper à leur destin.
Marie-Christine Vinson, Maître de conférences en littérature, Université de Lorraine
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.