Pollution de l’air : diviser par trois la mortalité tout en étant économiquement rentable, c’est possible !
Sandrine Mathy, Université Grenoble Alpes (UGA); Hélène Bouscasse, Inrae; Rémy Slama, Inserm et Stephan Gabet, Université de LilleSelon l’Organisation mondiale de la Santé (OMS), dans le monde 9 personnes sur 10 respirent un air contenant des niveaux élevés de polluants. Les conséquences en matière de santé sont dramatiques, puisque l’OMS estime que l’exposition aux particules fines dans l’air extérieur est responsable de plus de 4 millions de décès par an. L’organisation a d’ailleurs significativement durci, fin 2021, ses valeurs guides en matière de pollution de l’air.
Les pays les plus touchés sont les pays à revenu faible ou intermédiaire, qui totalisent 90 % des décès dus à la pollution de l’air, mais les autres pays sont également concernés. Ainsi, selon Santé publique France, dans notre pays la pollution de l’air par les particules fines (PM2,5) serait en moyenne responsable d’une perte d’espérance de vie de près de 8 mois pour les personnes âgées de 30 ans et plus. Chaque année, près de 40 000 décès peuvent lui être attribués.
Ces impacts sanitaires se traduisent en impacts économiques conséquents. Ainsi, les coûts économiques de la pollution atmosphérique sur la santé étaient estimés en 2010 à environ 1 700 milliards de dollars dans les pays de l’OCDE, et rien qu’en France, les coûts directs et indirects, à 100 milliards d’euros par an. Pourtant, l’argument économique est parfois évoqué pour justifier de la faible ambition des politiques visant à réduire la pollution atmosphérique, alors même que les mesures de lutte contre la pollution ne donnent, en France, jamais lieu à une évaluation économique de leurs coûts et bénéfices.
Pour combler ces lacunes, nous avons développé le projet interdisciplinaire MobilAir. Son ambition était notamment de répondre à deux questions majeures : quelles mesures adopter pour atteindre un objectif prédéterminé de réduction de l’impact sanitaire de la pollution atmosphérique en ville ? Quels en seraient les coûts et les bénéfices ?
Voici la démarche qui a été appliquée à l’échelle de l’agglomération grenobloise, ainsi que les résultats obtenus. Une approche qui est, en principe, transposable à toute agglomération…
Évaluer l’impact économique de la pollution de l’air
Si, en France, aucune évaluation économique n’est menée pour comparer les coûts et les bénéfices liés à la mise en place d’actions de réduction de la pollution, ce n’est pas le cas partout : aux États-Unis, par exemple, le Clean Air Act rend obligatoires de telles évaluations. Ces dernières ont démontré que les coûts de réduction de la pollution sont entre 3 et 90 fois moins importants que les bénéfices que ces mesures génèrent.
La première étape du projet MobilAir a donc consisté à estimer le coût humain et économique de la pollution de l’air dans la métropole grenobloise par le biais d’une évaluation quantitative de l’impact sanitaire (EQIS) complétée d’une analyse économique. Ces travaux ont été publiés dans la revue scientifique Environment International en août 2019.
Les résultats indiquent que l’exposition moyenne annuelle aux particules fines (PM2,5), estimée à 13,9 ?g/m3 en 2016, y était responsable de 145 décès chaque année. Les coûts associés à ces impacts sanitaires ont été quant à eux évalués à 495 millions d’euros par an.
Réduire des deux tiers les émissions, c’est possible
Face à ce constat, une démarche a été mise en place avec les décideurs locaux pour définir des objectifs de réduction de cette surmortalité. En collaboration avec les chercheurs, trois objectifs contrastés, mais chacun d’ampleur significative ont alors été définis : diminuer de 33 %, 50 % et 67 % la mortalité attribuable aux PM2,5 en 2021, 2025 et 2030, respectivement, par rapport au bilan établi pour 2016.
Le travail de modélisation interdisciplinaire, qui s’est déployé sur trois années, a regroupé des spécialistes de la pollution de l’air d’Atmo Auvergne-Rhône-Alpes, des épidémiologistes de l’Inserm, des économistes de l’environnement du CNRS, ainsi que des spécialistes des transports de l’Inrae. Cette chaîne de modélisation est basée sur diverses sources de données : données de pollution directement produites par Atmo Auvergne-Rhône-Alpes, données issues de la surveillance sanitaire, données de l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee), données provenant d’enquêtes de mobilité ainsi que de la littérature scientifique, spécialisée en santé et en économie.
Cette approche a permis d’identifier les politiques à appliquer dans les deux secteurs contribuant le plus à la pollution afin d’atteindre les objectifs fixés.
Chauffage au bois et trafic routier : d’importants émetteurs de particules fines
Le chauffage au bois et le trafic routier sont les principaux émetteurs de PM2,5 dans l’agglomération grenobloise. À l’échelle de la métropole grenobloise, ces deux secteurs représentent respectivement 63 % et 17 % des émissions (données Atmo AuRA).
Les PM2,5 produites par le trafic routier proviennent non seulement de la combustion du diesel (émissions à l’échappement), mais aussi de l’abrasion des freins et de la resuspension des particules lors du frottement des roues sur le bitume. Alors que le renouvellement du parc de véhicules diesel permet de réduire les émissions à l’échappement (notamment pour les véhicules diesel correspondants aux normes Euro 5 et 6, qui sont postérieurs à 2011), la technologie n’a aucun impact sur les émissions dues à l’abrasion et à la resuspension. De ce fait, un véhicule électrique émet lui aussi des PM2,5.
Pour ce qui concerne le chauffage au bois, ce sont principalement les équipements de type cheminée à foyer ouvert et poêles non performants qui participent majoritairement aux émissions du secteur.
Les travaux indiquaient que l’objectif le plus ambitieux, soit une diminution de 67 % des 145 décès liés aux PM2,5, est effectivement atteignable. Il faut pour cela agir de manière combinée et ambitieuse sur le chauffage au bois et le transport.
Comment procéder ?
Pour le chauffage, il s’agirait de remplacer tous les équipements de chauffage au bois non performants par des poêles à granulés. Ces derniers permettent de limiter considérablement les émissions de PM2,5.
Dans le secteur des transports, il est nécessaire de viser une réduction d’un tiers du trafic des voitures et deux-roues dans l’agglomération. Ceci pourrait être atteint par une zone à faibles émissions (zone urbaine dont l’accès est réservé aux véhicules les moins polluants) pour le transport de marchandises et les véhicules particuliers, interdisant l’accès aux véhicules « Crit’air 2 » et plus.
Irréaliste ? Non, car les données de déplacement sur l’agglomération grenobloise montrent qu’une telle diminution est atteignable en augmentant l’usage des modes de transport actifs comme alternative à la voiture. Autrement dit, pour améliorer la qualité de l’air, les nombreux trajets courts parcourus aujourd’hui en voiture devront se reporter vers la marche ou le vélo. Cerise sur le gâteau : ces reports, qui permettront de réduire la pollution, auront aussi des répercussions positives sur la santé de celles et ceux qui en feront le choix.
Lutter contre la pollution de l’air : d’importants co-bénéfices sanitaires liés à l’activité physique
La marche - y compris pour se rendre aux arrêts de transports en commun - et le vélo, qu’il soit classique ou à assistance électrique augmentent l’activité physique. Soulignons que la démocratisation du vélo à assistance électrique rend envisageable le remplacement de la voiture pour des trajets plus longs. Or on sait aujourd’hui tous les bénéfices pour la santé qui découlent d’une activité physique régulière.
Les estimations des épidémiologistes montrent qu’au-delà des 96 décès par an (soit 67 % des 145 décès attribuables à la pollution atmosphérique) évités par la baisse de la pollution atmosphérique, entre 60 et 180 décès supplémentaires pourraient être évités par augmentation de l’activité physique. Ces chiffres dépendent bien entendu des modes de transport utilisés en alternative à la voiture : les scénarios avec le plus fort développement de la marche et du vélo sont ceux conduisant aux gains sanitaires les plus importants comparativement aux scénarios davantage axés sur les transports en commun. Précisons que ces chiffres tiennent compte également de l’accidentologie spécifique à chaque mode de transport.
Au total, avec les hypothèses les plus favorables à l’activité physique, jusqu’à 270 décès pourraient être évités chaque année dans la population grenobloise (sur une mortalité annuelle toutes causes confondues d’environ 2 600 décès).
Un rapport coût-bénéfice conséquent
Au-delà de ces bénéfices sanitaires considérables, ces mesures sont également très favorables d’un point de vue économique. L’analyse coût-bénéfice menée dans le cadre de ce projet a permis de comparer l’ensemble des coûts et l’ensemble des bénéfices sur les 30 prochaines années.
Les coûts pour la collectivité en matière de financement des mesures et des infrastructures nécessaires ont été évalués, tout comme l’impact sur les dépenses des ménages (achats d’un nouvel équipement de chauffage, impact du report modal sur les dépenses). Les bénéfices économiques liés aux impacts sanitaires (diminution de la pollution et augmentation de l’activité physique), au bruit, à la réduction des émissions de gaz à effet de serre et au temps passé dans les transports ont également été estimés.
Ces évaluations indiquent que les scénarios avec le plus fort développement des modes actifs sont ceux conduisant au bénéfice économique net total le plus élevé, générant 6,7 à 8,7 milliards d’euros sur la période de 30 ans considérée (selon que l’on intègre ou non le vélo à assistance électrique dans les options de report modal). Cela représente un bénéfice annuel net se situant entre 480 et 630 euros par habitant et par an.
Une hypothèse de report modal favorisant plutôt les transports en commun se traduit également par un bilan positif, quoique plus faible, d’environ 2 milliards d’euros sur la période 2016-2045 (soit 160 euros par an et par habitant). Sur l’ensemble des scénarios évalués, chaque euro investi par la collectivité sous forme d’infrastructures de transport et de subvention à l’achat de poêles à granulés générerait entre 1,1 et 4,7 euros de bénéfices.
Il est donc possible de mettre en place dans les collectivités des mesures permettant de réduire considérablement la pollution et ses impacts. Reste à trouver comment convaincre : impulser les changements de comportement de mobilité dans le cadre des politiques environnementales demeure aujourd’hui encore difficile. Espérons que la perspective d’améliorer considérablement leur bien-être et leur santé - en luttant contre la pollution de l’air et en pratiquant une activité physique régulière - encouragera les urbains à enfourcher plus souvent leur vélo…
Sandrine Mathy, Directrice de Recherche CNRS - économiste de l'environnement - Laboratoire GAEL, Université Grenoble Alpes (UGA); Hélène Bouscasse, Chargée de recherche, Inrae; Rémy Slama, Directeur de recherche en épidémiologie environnementale,, Inserm et Stephan Gabet, Attaché temporaire d’enseignement et de recherche (ATER) en Santé publique, Université de Lille
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.