Orthographe : pourquoi le niveau baisse-t-il ?
Christophe Benzitoun, Université de LorraineCes temps-ci, on entend parler du thème de la baisse alarmante du niveau en orthographe chez les étudiants et plus largement des difficultés que rencontrent les élèves en français. Mais cela fait bien longtemps que l’on déplore en France l’absence de maitrise de l’orthographe. En guise d’illustration, dans un article rédigé en 1993 par le linguiste Jean-Marie Klinkenberg sur le thème récurrent de la Crise du français, l’auteur mentionne une citation de Nicolas Audry datant du XVIIe siècle :
« Il est ordinaire de trouver des rhétoriciens qui n’ont aucune connaissance des règles de la langue française, et qui en écrivant pèchent contre l’orthographe dans les points les plus essentiels. »
Et il arrive souvent que ce constat prenne la forme d’une dénonciation de la baisse du niveau. La commission ministérielle d’études orthographiques, présidée par Aristide Beslais, a rédigé un rapport en 1965 en vue d’une réforme de l’orthographe commençant en ces termes :
« De toutes parts, dans les administrations comme dans l’enseignement, on se plaint de la dégradation rapide de l’orthographe. Au cours de la période d’information qui a précédé la création de la Commission, aucune des personnalités consultées n’a contesté ce fait, que confirment les statisticiens. »
On le voit, le thème de la baisse du niveau ne date pas d’hier, y compris de la part d’instances officielles. Mais est-ce vrai que le niveau en orthographe baisse ? Et si oui, depuis quand ?
L’orthographe en baisse
Un premier ouvrage paru en 1989 a montré que le niveau orthographique en contexte scolaire avait augmenté entre la fin du XIXe siècle et la fin du XXe siècle. Une autre étude, publiée en 1996, a quant à elle mis en évidence une baisse du niveau en orthographe entre les élèves des années 1920 et ceux de la fin du XXe siècle. On peut donc émettre l’hypothèse d’une forte augmentation du niveau pendant quelques décennies avant une régression progressive au cours du XXe siècle.
Enfin deux études sont venues compléter ce tableau. Un ouvrage en 2007 et une note du service de statistiques du ministère de l’Éducation nationale en 2016. Le constat est sans appel : entre 1987 et 2005, les élèves ont perdu 2 années, c’est-à-dire que ceux de 5e de 2005 ont le même niveau que leurs camarades de CM2 de 1987. Et l’étude de 2016 est venue confirmer le caractère continu de cette baisse. On peut donc raisonnablement dire que le niveau baisse depuis au moins une cinquantaine d’années en contexte scolaire. La cause de cette situation est connue et dénoncée par des linguistes depuis plus d’un siècle : c’est l’orthographe elle-même.
La « faute » de l’orthographe ?
Depuis la fin du XIXe siècle, des linguistes alertent sur la nécessité de réformes régulières de l’orthographe afin de l’adapter à son temps. Historiquement, nous savons que le choix fait par l’Académie française est celui d’une orthographe élitiste réservée à une poignée de personnes. Mézeray, le secrétaire perpétuel de l’époque, l’a explicitement écrit :
« L’Académie déclare qu’elle désire suivre l’ancienne orthographe qui distingue les gens de lettres d’avec les ignorans et les simples femmes. »
À l’époque où ce choix a été fait, la langue française écrite s’apprenait à partir du latin. Toutefois, dès les premières tentatives de standardisation, il y a eu de fortes oppositions et certains grammairiens souhaitaient une plus grande régularité et une proximité plus importante avec la langue orale.
Avec les lois Ferry votées en 1881-1882 instituant l’école gratuite et l’instruction primaire obligatoire et laïque, il apparait clairement que l’orthographe française n’est pas adaptée à ce nouveau contexte. Les siècles précédents, l’Académie française a commencé à la régulariser mais sans mener le projet à son terme, ce qui explique la persistance d’anomalies. Nous avons conservé peu ou prou une orthographe élaborée pour une élite dans un contexte où il s’agissait de l’enseigner à tous. Nous sommes donc passés d’une infime partie d’experts en orthographe à une myriade d’amateurs, sans avoir au préalable adapté l’orthographe.
Conscients du désastre qui s’annonce, des linguistes engagent dès cette époque des campagnes pour faire adopter une réforme de l’orthographe, mais en vain. Ce procédé se répétera à plusieurs reprises, parfois à la demande d’associations d’enseignants, de sociétés savantes, de ministres ou de l’Académie des Sciences comme dans les années 1950, mais en vain. Dès lors, aucune réforme significative n’a été appliquée et l’orthographe française nécessite un temps d’apprentissage considérable.
Bon an mal an, une partie des élèves ont eu un niveau convenable durant quelques décennies, mais cela se faisait au prix d’un très grand nombre d’heures et au détriment d’autres compétences comme la rédaction. Ainsi, on faisait de quelques élèves des virtuoses de la dictée, sans pour autant leur apprendre à rédiger des textes personnels. Et seuls les meilleurs en dictée étaient présentés au certificat d’études vers l’âge de 12-13 ans avec, par voie de conséquences, des résultats appréciables. Les autres élèves (la majorité) arrêtaient leurs études à cet âge.
Cependant, avec la réduction du temps scolaire (de 1338 heures par an au début du XXe siècle à 864 heures aujourd’hui et la diversification des matières enseignées, le niveau a régulièrement baissé. Il faut ajouter à cela, plus récemment, une nouvelle révolution de l’écriture (comparable à l’imprimerie) avec l’arrivée d’internet et des dispositifs de conversations par écrit, qui a changé le statut de l’écrit. Il n’y a jamais eu autant de personnes capables d’écrire et de lire qu’aujourd’hui, ce qui montre que l’école remplit son rôle. Pour autant, une mauvaise orthographe représente un handicap social important dans la société contemporaine.
Nous avons donc devant nous un défi historique : faire, enfin, de la démocratisation de l’orthographe une réalité. Or, sans intervenir sur l’orthographe elle-même, cet objectif restera une chimère. Le travail colossal d’André Chervel, linguiste et historien de l’enseignement, couronné par le prix Guizot de l’Académie française en 2007, l’a très bien montré. Il faut choisir entre, d’un côté, une orthographe réservée à une élite de plus en plus réduite, une discipline de luxe, jouant le rôle sélectif autrefois dévolu au latin, ou une orthographe pour tous. L’amélioration des méthodes d’enseignement, même si celles-ci sont prometteuses, ne suffira pas à elle seule à venir à bout de ce problème séculaire.
Christophe Benzitoun, Maitre de conférences en linguistique française, Université de Lorraine
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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