Faute d’une théorie de l’intelligence, les ingénieurs de l’intelligence artificielle tâtonnent dans des démarches empiriques dont les succès éphémères cachent mal les limites, observe l’informaticien Vincent Bérenger dans une tribune au « Monde ».
Tribune. Alors que se multiplient les applications de l’intelligence artificielle (IA) à grande échelle après des décennies de stagnation, sa capacité à produire une intelligence équivalente à la nôtre est remise en cause, et le terme même d’intelligence lui est dénié. Les acteurs majeurs de la discipline confirment que l’on est encore bien loin du but. Au-delà de l’euphorie actuelle, l’IA serait-elle donc dans l’impasse ?
Toutes les IA sont affectées des mêmes lacunes : hyperspécialisation, absence d’autonomie, incapacité à manipuler du sens et à créer une représentation du monde. Le fait que ces limites se manifestent depuis les travaux des pionniers dans les années 1960 donne le sentiment que la discipline tourne en rond. Comme un horizon enchanté fuyant devant les chercheurs, le Graal d’une intelligence universelle leur échappe à chaque fois qu’ils croient l’atteindre.
Malgré les progrès des sciences cognitives, l’intelligence reste un mystère et, curieusement, il n’existe pas de recherche fondamentale dédiée à l’élaboration d’une théorie de l’intelligence. Le fait que l’IA bénéfice de centaines de milliards d’investissements en l’absence de toute théorie de l’intelligence pose question. Il n’existe même pas de définition précise de l’intelligence et pour cause : une définition, c’est un résumé…
Pourtant la somme des connaissances accumulées par les sciences cognitives est considérable. Pourquoi une synthèse ne dégagerait-elle pas des principes utiles à l’IA ? L’absence de socle théorique peut aussi expliquer qu’en se focalisant sur des compétences spécialisées, l’IA connaisse des succès qu’elle est incapable de généraliser. Faute d’un cadre théorique, les chercheurs progressent sans direction précise, ils abordent chaque nouvelle technique en espérant qu’elle les mènera un peu plus loin. Cela fonctionne parfois, mais des décennies sont perdues à investiguer des impasses.
Des déceptions cuisantes
Les chercheurs sont comme des fourmis explorant la petite bande de terre délimitée par la technologie, sans possibilité de se concentrer sur les points de ruptures proposés par une théorie. Ils espèrent parvenir un jour au sommet de la colline qui leur dévoilera la voie vers une véritable intelligence, mais le risque est grand que cela n’arrive qu’après avoir exploré la totalité des impasses conceptuelles qui les cernent. Il ne peut y avoir plus lente et plus coûteuse méthode et une fois au sommet de la colline, il n’est pas certain qu’ils s’en rendent compte faute de repères conceptuels.
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