Dans une tribune au « Monde », l’éthologue Pierre Jouventin et l’économiste Serge Latouche interrogent la capacité de l’homme à préserver l’équilibre entre les ressources naturelles et ses activités.
Tribune. A la question de la compatibilité entre l’économie capitaliste et la préservation de la nature, ou autrement dit, entre le culte de la croissance et l’écologie, la réponse devrait apparaître évidente à toute personne sensée : une croissance infinie est incompatible avec une planète finie. Cependant, cette évidence que des gamines de 14 ans nous rappellent judicieusement semble inconcevable aux responsables politiques et économiques. Elle fait l’objet d’un déni de leur part à tous, y compris, voire surtout, des ministres de l’environnement, qui se gargarisent de l’affirmation de la compatibilité de l’économie et de l’écologie.
« Pendant trois-cent-mille ans, “Homo sapiens” a vécu en équilibre avec son milieu »
L’homme ne peut survivre qu’en symbiose avec l’écosystème terrestre, qui lui fournit les substances dont il se nourrit, qu’il utilise ou qu’il rejette. N’importe quel animalcule [animal microscopique] dépourvu de cerveau met en œuvre une stratégie adaptative de survie à long terme – sinon, il n’existerait plus depuis longtemps. Pendant trois-cent-mille ans, Homo sapiens a lui aussi vécu en équilibre avec son milieu, se déplaçant quand les végétaux et animaux autour de son campement se faisaient rares, laissant les ressources naturelles se renouveler.
Vers 1850, la « révolution industrielle » a propulsé l’économie de croissance, mais aussi accru notre impact sur la planète. Pendant la durée de vie des auteurs du présent article, la population mondiale a triplé, toute la planète a été colonisée et l’agriculture intensive a épuisé 40 % des sols, les pesticides appauvrissant la biodiversité et les écosystèmes. Les prédictions pessimistes du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) sont même dépassées, et nous rédigeons ce texte pendant une canicule record prématurée, en dépit des climatosceptiques.
Un phantasme de recréation
La modernité a mis en œuvre un projet prométhéen d’artificialisation du monde dont nous commençons enfin à percevoir le danger pour notre espèce, alors qu’aucune autre planète habitable n’a jamais été découverte. Ce phantasme de recréation propre à la modernité occidentale est le résultat d’une double rupture à la fois pratique et conceptuelle : l’artificialisation du monde liée à l’émergence de l’imaginaire technoscientifique d’une part, et la marchandisation du monde liée à l’émergence de l’imaginaire économique d’autre part. La menace, chaque jour plus prégnante, d’un effondrement de la civilisation, sinon d’une disparition de l’espèce, suffira-t-elle à nous faire faire demi-tour et à nous reconvertir de prédateurs en jardiniers ? ?
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