« La meilleure version de moi-même », une série grinçante qui questionne le développement personnel
Damien Karbovnik, Université de StrasbourgDans La Meilleure version de moi-même, Blanche Gardin propose une mosaïque grinçante du milieu du développement personnel en France. À l’aide de l’autofiction et d’un humour qui égare le spectateur entre les différents degrés possibles d’interprétation, la comédienne fait découvrir aux spectateurs un univers à part entière, avec son langage caractéristique, qui peut les laisser pantois s’ils n’y sont pas initiés, mais trouvera un écho sûr chez ceux qui le sont. La perception de l’incongruité et de l’absurde dépend donc de la sensibilité du spectateur au métalangage et au fonctionnement du développement personnel, ce qui peut ajouter au malaise que crée la série.
La trame de la série est l’archétypique des démarches des adeptes du développement personnel : perturbée par un problème digestif chronique que la médecine peine à expliquer, l’héroïne s’embarque dans un voyage initiatique censé la conduire vers la guérison, la découverte d’elle-même et le bonheur.
Entre quête d’identité, individualisme et tribalisme cette série permet de comprendre que le développement personnel correspond à une démarche spirituelle et donc de dépasser le débat qui concerne la question du bien-fondé du développement personnel pour mieux faire ressortir certains traits de la religiosité contemporaine, caractéristique de notre modernité tardive.
Un univers à part entière
Il est difficile de s’entendre sur une définition du développement personnel et même de le décrire, tant est vaste ce qui peut entrer dans ce domaine. La trajectoire de l’héroïne est en cela révélatrice, puisqu’elle passe entre les mains de différents spécialistes et tente différents moyens pour résoudre un même et unique problème. Si tout commence chez un naturopathe, on la voit aussi fréquenter un chamane, faire appel à un technicien en dynamisation de l’eau, lire un ouvrage sur les Haut Potentiel Intellectuel (HPI) ou encore constituer un « cercle de parole ».
De cette liste émergent des outils et des démarches hétéroclites qui illustrent la complexité du champ, mais font aussi émerger une structure caractéristique qui unit dans une relation un individu travaillé par une angoisse existentielle et un médiateur détenteur d’éléments de réponses qu’il transmet grâce à un médium. Ce médium peut prendre la forme d’un livre, d’une conférence, d’un groupe de parole ou d’une thérapie, quelle qu’en soit la nature. S’il existe tout un versant porté par la psychologie positive qui revendique une scientificité très forte – bien que discutée –, les médecines alternatives y occupent également un très grand espace, tout comme les spiritualités alternatives. Bien souvent, les discours et les médiateurs du développement personnel cumulent différentes approches et peuvent les combiner ainsi, par exemple, psychologie humaniste et astrologie, comme a pu le faire Dane Rudhyar (1895-1985).
Alors que la série peut donner une impression de marginalité de ce type de pratiques et de démarches, une simple visite des rayons « développement personnel » d’une librairie permet, non seulement d’ajouter à notre description un certain nombre de produits dérivés nécessaires à certaines démarches (cartes, pierres, encens, coussins de méditation, etc.), mais aussi de bien saisir l’ampleur du phénomène et l’importance du marché économique qu’il représente.
Un langage caractéristique
Au-delà des approches, c’est aussi un métalangage partagé qui caractérise le milieu du développement personnel. Il n’est pas seulement question de recherche du bonheur, mais aussi du bien-être – ou au moins du mieux-être – et de la « pleine vitalité ». On manipule à l’envi les notions de « réalisation de soi » ou « de plein potentiel » et « d’épanouissement » ; et tout cela se fait dans un esprit de « bienveillance » et dans la plus grande attention qu’on accorde aux « énergies ». On cherche à se « reconnecter », que ce soit à « soi-même », à « la nature » ou au « cosmos », et ce dans une perspective « holistique ». L’objectif est d’arriver à « se comprendre soi-même », à « s’accepter tel que l’on est » et de « trouver sa place dans le monde ». Toutefois, cela ne s’obtient pas sans efforts, puisqu’il faut « travailler sur soi » afin de corriger ce qui est à l’origine de son « mal-être », de ses « déséquilibres » ou de ses « dysfonctionnements ». Chacun est « seul responsable de ses choix » et « acteur de son changement », ce qui pousse certains chercheurs, à l’instar de Nicolas Marquis, à parler d’une éthique de responsabilisation.
Il est intéressant de souligner que, bien souvent, toutes ces expressions ne sont pas clairement ni définies ni justifiées et peuvent être reliées à un vocabulaire scientifique extrapolé ou réinterprété, comme c’est le cas du terme « quantique », véritable obsession d’une partie du développement personnel.
Il en résulte un milieu dans lequel « on se comprend » lorsqu’on est impliqué, mais qui peut paraître rapidement abscons, voire absurde, à qui n’en possède pas les clés. Les notions « parlent d’elles-mêmes » pour les adeptes, qui les « ressentent » sans éprouver le besoin de les intellectualiser, de les conceptualiser ni même de les définir. Le développement personnel se révèle être un ensemble de démarches symboliques qui visent à la gestion des émotions et échappent ainsi volontairement à la rationalité scientifique et à ses outils de mesure, ce qui ne signifie pas pour autant qu’elles soient forcément et totalement inefficientes.
Une expérimentation existentielle subjective
Comme l’est l’expérience de Blanche Gardin dans sa série, la démarche de tout adepte du développement personnel est individuelle et singulière. Chacun a son « terrain » et chacun doit trouver « sa solution » parmi une offre extrêmement diversifiée, ce dont résultent des trajectoires complexes, façonnées par des expérimentations et des ajustements constants au rythme des résultats obtenus et des rencontres. Bien souvent, les adeptes n’hésitent pas à cumuler les démarches, mettant en avant leur complémentarité ou leurs différents champs d’action, comme peuvent le faire la plupart des médiateurs.
En l’absence de la possibilité d’un contrôle scientifique, les échecs et les réussites relèvent de l’auto-évaluation de chacun et fonctionnent principalement sur les convictions et les ressentis, forcément subjectifs. Le développement personnel s’impose ainsi comme un outil de connaissance et d’affirmation de soi, et il n’est pas rare non plus que ce travail aboutisse à la conversion de l’adepte en médiateur, ce que finit par faire Blanche Gardin elle-même en organisant son propre « cercle de femmes ».
Dans ce milieu, une trajectoire de vie et un travail sur soi constituent une forme de légitimité et un gage d’« authenticité » suffisants pour qu’on devienne médiateur. Cependant, bien souvent, cela est complété d’une part par des diplômes – plus ou moins officiels – et des références à des études scientifiques – plus ou moins fiables et réelles – et, d’autre part, par le rattachement à une tradition – plus ou moins ancienne et souvent « exotique » –. La valeur attribuée à chacun de ces éléments ne relève que de l’évaluation de l’adepte.
Il n’existe donc pas, objectivement parlant, dans le développement personnel, de « bons » médiateurs, mais seulement des médiateurs et des médiums qui « nous parlent », c’est-à-dire qui entrent en résonance avec nos problématiques existentielles et nos attentes.
Une démarche individualiste
Les trajectoires au sein du développement personnel, que ce soient celles des adeptes ou celles des médiateurs, sont donc fondamentalement individualistes et subjectives. Lorsqu’un individu entreprend un travail sur lui-même, les « autres » se divisent entre ceux susceptibles de l’aider et ceux qui, au contraire, ne seront que des entraves. Les termes ne manquent pas pour parler de ces derniers : « personnes toxiques », « codépendants » ou bien encore « pervers narcissiques ». Cependant, si certains sont d’une aide précieuse à un moment donné et pour un sujet précis, ils peuvent se révéler nocifs dans un autre contexte.
Par conséquent, lorsque le travail sur soi requiert un groupe ou des échanges, que ce soit en face à face ou sur Internet, les liens créés ne seront, pour la plupart, que lâches, éphémères et circonstanciels, sans que cela les empêche d’être intenses. Il en découle des relations très utilitaires, surtout lorsqu’on considère que, dans ce milieu où l’adepte est souvent aussi médiateur, l’autre incarne aussi un client potentiel.
Ainsi le développement personnel entretient-il une forme de nomadisme, induit par la nature même du travail sur soi, et un tribalisme, qui naît du besoin ponctuel de s’associer à des personnes qui partagent la même dynamique afin de pouvoir poursuivre sa propre évolution. Pour décrire cette dynamique sociale, caractéristique de notre modernité tardive, on peut parler d’« individualisme confinitaire », pour reprendre une expression du sociologue Olivier Bobineau.
Cependant, les entretiens que nous avons pu réaliser au sein de ce milieu font ressortir une sensation de profonde solitude, en dépit des nombreuses activités collectives pratiquées par les uns et les autres ; et ce sentiment de solitude est renforcé par celui d’incompréhension par le « reste de la société », c’est-à-dire par ceux qui ne sont pas impliqués dans le développement personnel, sentiment qui prend souvent la forme d’une impression d’exclusion, parfois revendiquée, souvent subie.
Une forme de spiritualité moderne
À plusieurs reprises, le milieu du développement personnel a été associé à la notion de « dérives sectaires ». Si de telles tendances peuvent s’observer, elles ne résument pas néanmoins l’ensemble du champ, et les démarches individuelles suffisent à limiter en partie de telles dérives. En revanche, cette association d’idées permet de comprendre que le développement personnel entretienne un lien étroit et ambigu avec le champ religieux, comme en atteste la récurrence des références aux religions, principalement orientales.
Mais plutôt que de « religion », terme inapproprié pour décrire les dynamiques du développement personnel, il convient mieux de parler de « spiritualité », dans le sens d’« une quête personnelle dans la réalisation d’un idéal de perfection religieuse », et que l’on peut considérer comme séculière, dans la mesure où son idéal porte sur l’ici-et-maintenant, c’est-à-dire sur le bonheur individuel immédiat.
À la suite d’Eva Illouz, il est également possible de voir le développement personnel comme une théodicée, c’est-à-dire comme un moyen d’expliquer le mal dans le monde ; autrement dit, ce qui nous empêche d’être heureux. Là aussi, le métalangage abonde : « croyances limitantes », « relations toxiques », « pensées négatives », etc. Comme l’explique Nicolas Marquis, le discours du développement personnel cherche à expliquer l’existence d’inégalités dans une société qui prône pourtant l’égalité de tous, tout en proposant comme solution de transformer l’individu par la découverte de son « vrai soi », exempt des défauts qui sont à l’origine des malheurs de sa vie.
Cette quête « d’authenticité » peut se comprendre comme un rituel initiatique qui vise à transformer l’adepte en profondeur. Ce dernier en ressort « éveillé » et doté de nouvelles capacités qui l’incitent à vouloir transformer le monde à l’image de sa propre expérience, afin d’en résoudre tous les problèmes, ce qui explique la dynamique prosélyte du milieu du développement personnel pour lequel convaincre les autres d’adopter le même point de vue signifie simplement améliorer le monde.
Renégocier son identité dans un monde réordonné
Ainsi le développement personnel, sous toutes ses formes, vise à ordonner le chaos du monde et, en particulier, celui de la société en donnant du sens et une place à chacun. Il permet, non pas de « retrouver son identité », mais bien de la redéfinir dans un monde incertain et en proie à des mutations complexes.
A la croisée de la science et de la religion, il incarne une nouvelle vision du monde et constitue une véritable forme de spiritualité contemporaine, en phase avec le néolibéralisme et ses problématiques, qu’elles soient écologiques ou sociales, privées ou professionnelles. En définitive, la quête d’idéal qui y est proposée n’est autre que celle de la performativité professionnelle et sociale, synonyme d’une intégration sans heurts aux tumultes actuels du monde. On n’en comprend alors que mieux pourquoi cette quête est nécessairement infinie, puisque le monde ne cesse de changer, ce qui explique aussi en partie l’importance et la diversité du marché économique qu’elle représente.
Objet d’approches très contradictoires par les milieux universitaires, partagés entre critique et promotion, le développement personnel est un domaine extrêmement vaste, polymorphe et complexe, qui permet d’observer la difficulté de nos sociétés à penser leur propre religiosité, comme en a témoigné la réception compliquée de la série de Blanche Gardin.
Damien Karbovnik, Historien des religions, sociologue, Université de Strasbourg
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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