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La croisière maritime, histoire d’une mobilité touristique

Livret à l'usage des passagers du paquebot Pasteur des Messageries Maritimes, dans les années 1960. (French Lines & Compagnies)
François Drémeaux, Université d'Angers

En un peu plus d’un siècle, le regard des sociétés occidentales sur les mers et les océans a considérablement changé. Espace largement méconnu et suscitant la peur jusqu’au XIXe siècle, c’est aujourd’hui la première destination du tourisme de masse. Du balnéaire à la croisière, il n’y a qu’un quai, franchi chaque année par un nombre croissant de vacanciers. En 1995, on comptait 6,3 millions de croisiéristes dans le monde. La barre des 30 millions a été franchie en 2023.

Avec un peu de recul, il s’agit d’une part modeste (3,1 %) d’un tourisme international qui a concerné 963 millions d’individus en 2022. Souvent pointée du doigt, la croisière maritime est considérée comme un loisir parfois problématique, décriée pour le gigantisme inesthétique de certains navires et la pollution qu’ils génèrent. À bien des égards, elle fait simplement écho à toute l’industrie du tourisme depuis la massification de ses équipements, à la différence que la croisière est, par définition, mobile.

Au XIX?, un prolongement du Grand Tour

Cette mobilité est d’abord réservée aux élites, et elle est perçue comme une nécessité – voire une contrainte – pour découvrir des territoires éloignés. À partir de la fin du XVIIe siècle, les jeunes aristocrates européens se consacrent au Grand Tour, un voyage initiatique qui les conduit à parcourir les centres culturels du continent. Avec la pression impériale des Occidentaux sur le bassin méditerranéen et le repli de l’empire ottoman à partir des années 1820, l’orientalisme se développe et pousse certains voyageurs à s’aventurer en mer.

Quand il entreprend son Voyage en Orient en 1832, Alphonse de Lamartine affrète une embarcation avec 19 membres d’équipage pour son seul usage. Rares sont les contemporains à pouvoir s’offrir un tel luxe. L’année suivante, soixante curieux s’entassent à bord du Francesco I° pour ce qui est probablement la première croisière maritime au sens moderne. Il s’agit d’un bateau marchand à vapeur récent, spécialement réaménagé pour l’occasion. La liste des passagers révèle une classe sociale favorisée mêlant bourgeois et aristocrates épris d’horizons lointains. Les conditions de voyage sont rudimentaires malgré un coût élevé mais, outre le transport, le navire offre l’avantage d’un hôtel flottant qui pallie le manque d’infrastructures des escales.

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Ces premières aventures montrent qu’il n’est jusqu’alors pas possible de se déplacer en mer ou sur les océans sans emprunter un bateau qui soit avant tout dédiée au transport de marchandises. Et à moins d’affréter entièrement le navire, le voyageur doit utiliser les lignes régulières qui sont peu à peu inaugurées dans le deuxième tiers du XIXe siècle. C’est là qu’intervient le paquebot. Comme son nom l’indique en anglais, le packet boat transporte des paquets. Pour que l’acheminement de ces colis et du courrier soit périodique et fiable, les grandes nations européennes subventionnent des compagnies maritimes pour opérer ces paquebots sur des routes stratégiques. Ces navires sont plus sûrs et deviennent donc également l’embarcation privilégiée des passagers.

La destination comme objectif du voyage

Les compagnies maritimes saisissent l’essor du phénomène touristique et proposent de louer – noliser pour être précis – leurs navires pour des croisières. Il ne s’agit plus d’effectuer une ligne régulière mais, pour reprendre le vocabulaire militaire, de croiser sur les eaux d’un même parage. C’est ainsi que naît le terme de croisière. C’est par habitude et abus de langage que l’on associe le paquebot, dont l’objectif est de traverser un océan rapidement et avec régularité, à la croisière, dont l’objectif commercial est de réaliser une boucle maritime pour le loisir des passagers.

Ce sont d’abord les destinations qui priment, car on ne s’aventure que rarement sur les mers pour son plaisir jusqu’au début du XXe siècle. Les récits de naufrages ou évoquant la solitude et les difficiles conditions de vie en mer agissent comme des repoussoirs. Les aménagements intérieurs des navires reflètent d’ailleurs cette crainte : avec peu d’ouvertures, les espaces communs sont tournés vers l’intérieur. Il faut souffrir la mer pour gagner les territoires convoités.

C’est dans cet esprit que s’organise l’une des premières croisières françaises en 1896. La Compagnie des Messageries Maritimes s’associe à la Revue Générale des Sciences pour proposer aux lecteurs un voyage à la découverte des vestiges de la Grèce antique à l’occasion des premiers jeux olympiques modernes. Un paquebot de 1870, Sénégal, est aménagé pour l’occasion et accueille plus d’une centaine de passagers. L’opération remporte un franc succès, au point de se répéter deux à trois fois par an par la suite.

Le premier navire construit dans le seul et unique but de la croisière semble être Prinzessin Victoria Luise, lancé en 1900 pour la compagnie allemande Hamburg America Line. On y compte 161 membres d’équipage pour 200 passagers, tous de première classe. Il s’agit d’une initiative relativement confidentielle au regard des flux transatlantiques, mais c’est l’amorce d’un phénomène nouveau. Avec le tarissement des flux migratoires vers l’Amérique, les compagnies maritimes repensent leurs stratégies commerciales. On ne mise plus sur la quantité de candidats à l’immigration, mais sur celles et ceux qui peuvent se permettre de traverser l’Atlantique pour le plaisir. Cette clientèle minoritaire se mêle à la communauté d’affaires dans un fastueux confort qui occupe alors la majorité de l’espace des nouveaux paquebots.

Au début du XXe siècle, les Britanniques inaugurent la tradition des dîners en smoking à bord, les Allemands introduisent la haute-gastronomie embarquée, et les Français misent sur la décoration somptueuse des navires. Dans les années 1930, la synthèse de ces efforts donne lieu à une profusion de luxe sur des navires toujours plus puissants : Normandie pour les Français, Queen Mary pour les Britanniques, Bremen chez les Allemands ou encore Rex en Italie. Les traversées sont encore la raison d’être de ces bateau qui, parfois, dérogent à leur routine pour se transformer en navires de croisière. C’est le cas de Normandie en 1938. Avec plus de mille passagers entre New York et Rio de Janeiro, c’est un record pour l’époque.

La croisière comme destination en soi

Après la Seconde Guerre mondiale, l’aviation commerciale prend de l’ampleur. Dès 1957, les passagers sont plus nombreux à survoler l’Atlantique qu’à traverser l’océan sur les paquebots. Les Trente Glorieuses démocratisent le tourisme lointain et l’avion permet de gagner des destinations exotiques plus rapidement. Au cours de ces décennies, la marine marchande connaît de profondes mutations, marquées par la conteneurisation pour le fret et le déclin rapide du transport de passagers. Nombre de compagnies maritimes disparaissent, fusionnent et/ou s’adaptent.

Certaines négocient habilement ce virage en proposant des croisières où le navire devient l’attraction principale, l’objet même du voyage. En 1972, la nouvelle compagnie américaine Carnival lance le concept de fun ship. Sur des paquebots réaménagés, piscines et cafétérias remplacent fumoirs et dîners guindés. D’exclusif, le voyage devient « all inclusive ». Tout est prévu à bord pour le touriste qui, parfois, s’abstient même de descendre en escale. Les ponts du navire – les sun decks – s’accommodent au nouveau rapport aux corps, exhibés au soleil.

Tandis que les Américains font une percée fulgurante sur ce marché, la France rate le coche. Bloquée sur un modèle économique obsolète, la Compagnie Générale Transatlantique peine à transformer son France (inauguré en 1962) en un outil rentable. Revendu à la Norwegian Caribbean Line après bien des déboires, le navire est modifié et poursuit, après 1979, une belle carrière sous le nom de Norway.

Tout un symbole, la série américaine

La Croisière s’amuse en français – connaît un succès retentissant à partir de 1976, provoquant même une hausse considérable des réservations. Avec ses amourettes et ses petits drames près du bar ou de la piscine, le navire Pacific Princess est un gigantesque exemple de placement de produit au profit de la compagnie Princess Cruises. Tout le secteur en bénéficie.

Depuis les années 1970, la taille moyenne des navires de croisière destinés au grand public n’a cessé de croître. En 1987, Sovereign of the Seas accueillait près de 3 000 passagers avec un tonnage de 73 529 t. Depuis janvier 2024, Icon of the Seas en reçoit 7 600 pour un tonnage de 248 663 t. Ces embarcations ont surtout gagné en largeur et en hauteur pour mieux se replier sur leurs activités intérieures.

Une démesure qui n’est pas sans conséquence pour l’environnement ou les capacités d’accueil des ports d’escale. Les oppositions se multiplient d’ailleurs, de Marseille à l’Alaska en passant par Venise. La croisière maritime est-elle donc condamnée ? L’activité est lucrative et plébiscitée, il semble difficile d’envisager un ralentissement de cette mobilité touristique. D’autres modèles existent – plus souvent haut de gamme – ou restent à développer. Ils reposent avant tout sur des choix de société et sur des investissements dans la recherche, pour mettre le cap sur de plus petites unités et s’appuyer sur de nouvelles énergies ou, bien sûr, retrouver la propulsion vélique.

François Drémeaux, Enseignant-chercheur en histoire contemporaine, Université d'Angers

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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