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L’abbé Pierre, histoire d’un silence

L'abbé Pierre en 1955. Wikicommons, CC BY
Axelle Brodiez-Dolino, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

Comment expliquer des décennies de silence sur les agressions sexuelles commises par l’abbé Pierre ? Éléments de réponse avec l’une des meilleures spécialistes de l’histoire d’Emmaüs, elle-même confrontée à la question de la rumeur et à l’absence de témoignages au moment de la rédaction de son ouvrage Emmaüs et l’abbé Pierre publié en 2009 aux Presses de Sciences Po.


Les révélations sur l’abbé Pierre n’en finissent pas de s’accumuler. De sa période parlementaire (1945-1951) à la veille de sa mort (le dernier témoignage concerne des faits commis en 2006, à l’âge de 94 ans), son parcours apparaît parsemé de violences à caractère sexuel, pour certaines très graves (viol, attouchement sur enfant).

La couverture médiatique est à la mesure de la notoriété, nationale et internationale, du personnage.

Une question revient comme une antienne : comment une telle « omerta » (le terme est souvent employé) a-t-elle été possible ? Pourquoi personne n’a parlé, ou écouté ? Pour le comprendre, il faut changer de regard : quitter le nôtre, celui de notre époque, des gens qui savent et raisonnent après le scandale des prêtres dans l’Église catholique, après #MeToo, après la publication du rapport de la Ciase, dans un monde où les violences sexuelles et sexistes sont devenues dénoncées. Il faut chausser les lunettes du monde d’avant, au cas par cas des acteurs.

La construction d’un personnage héroïsé

Dans les années 2000, un travail sur l’histoire d’Emmaüs et de l’abbé Pierre m’avait conduite à distinguer plusieurs périodes de sa vie, qui ressortent également des révélations actuelles – lesquelles, à dire vrai, ne sont sans doute pas terminées : tout dépendra des fonds d’archives consultables, et de la parole des victimes et témoins.

Durant la première période incriminée, qui va de la fin des années 1940 au début des années 1960, l’abbé Pierre est d’abord député, puis le héros de l’appel de 1954 qui provoque un gigantesque élan de solidarité populaire baptisé « l’insurrection de la bonté. » Il connaît alors une immense célébrité, qu’il cultive en enchaînant les conférences et en répondant aux médias, en France et dans le monde.

1954, l’appel de l’Abbé Pierre pour les sans-logis.

Grand pacifiste de l’après-guerre, ancien résistant (alors qu’une partie de l’Église a été compromise sous Vichy), ancien député ayant démissionné par désaccord envers la politique colonialiste en Indochine et la répression d’ouvriers grévistes, il incarne une nouvelle figure du prêtre social, au moment même où Rome condamne l’expérience des prêtres-ouvriers.

L’Église y trouve une figure transcendant les couches sociales et redorant son blason. Il devient prophète des temps modernes, icône de la charité ; fait l’objet de comparaisons christiques et de vénération religieuse.

Il cultive lui-même cette image aussi iconique qu’iconographique, brossée en 1957 par Roland Barthes dans ses « Mythologies » – une « belle tête, qui présente clairement tous les signes de l’apostolat : le regard bon, la coupe franciscaine, la barbe missionnaire, tout cela complété par la canadienne du prêtre-ouvrier et la canne du pèlerin. Ainsi sont réunis les chiffres de la légende et ceux de la modernité ».

Il incarne l’Église charitable, mais aussi Emmaüs : le grand public a ainsi pu découvrir récemment l’existence pourtant fondamentale de sa secrétaire Lucie Coutaz, au détour d’un

qui, pour une fois, l’avait un peu mise en avant. Ses autres bras droits sont d’anciens repris de justice, de modestes compagnons ou des notables si hauts placés et affairés qu’ils lui laissent l’affiche.

Bande-annonce du film « L’abbé Pierre – Une vie de combats » (2023)

L’abbé protégé

Dans ce contexte, qui pouvait parler et être entendu ? Difficilement ses victimes. Que pouvait dire une collaboratrice parlementaire au début des années 1950, alors qu’il était député ? Une jeune femme de 18 ans en 1956 au Maroc, alors qu’il était devenu une icône mondiale de 44 ans ? Une employée d’auberge dominicaine, alors qu’il était prêtre ?

Certaines pourtant, en position de moindre vulnérabilité, se sont plaintes (ainsi en 1955 en Amérique du Nord, mais les affaires ont été étouffées par l’Église, qui réglait alors ces problèmes par l’éloignement. Des témoins ont voulu parler, mais de récentes révélations montrent que l’abbé Pierre s’est fait menaçant.

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Au sein d’Emmaüs, l’étroite direction qui savait s’est tue : par amitié, par gratitude pour l’icône et son combat, par peur d’un scandale qui aurait anéanti le fragile édifice. Elle a aussi drastiquement expurgé les archives. Les rares survivants de cette époque n’ont, des décennies plus tard, jamais voulu me raconter : ils ne faisaient que s’effondrer en larmes et avoir des mots très durs contre l’abbé. Ils sont morts avec leurs secrets. Qu’ont-ils su ? Des faits consentis (à l’époque, ébruiter de « simples » relations sexuelles de ce prêtre-icône aurait fait scandale) ou bien non consentis (ce qui apparaît très plausible au regard des révélations d’aujourd’hui) ? Pour comprendre ce qu’ils savaient, il faudrait découvrir d’autres archives, ou que les descendants de ces témoins parlent ou ouvrent leurs vieux papiers…

Durant cette période, Emmaüs a donc surtout choisi de cornaquer l’abbé Pierre, tout en le pressant de s’amender. Puis l’association s’est ralliée à la solution de l’Église d’un éloignement en Suisse, en cure de repos psychiatrique au prétexte d’un (réel) surmenage et d’une opération d’une (réelle) hernie diaphragmatique. Cette assignation à résidence forcée a duré plus de six mois.

Puis l’abbé Pierre a recouvré ses forces et s’est de nouveau autonomisé, tant de l’Église que d’Emmaüs.

Le retour médiatique

Désormais persona non grata dans de nombreux groupes français, il est parti fonder l’organisation à l’international, d’où il continuait de recevoir quantité de sollicitations. En 1961, l’Église tente visiblement à nouveau de le contrôler en l’envoyant en retraite spirituelle à Béni Abbès (Algérie).

Les années 1960 et 1970 marquent pour l’heure un relatif creux dans les témoignages, qui concernent plutôt les camps de jeunes à Emmaüs ou son entourage proche. De fait, sa notoriété s’émousse considérablement : à la fin des années 1970, il pouvait, selon des membres d’Emmaüs de l’époque, aller au restaurant sans crainte d’être reconnu – on l’avait presque oublié.

Une nouvelle page s’ouvre à partir du début des années 1980, avec la dégradation économique et la médiatisation des

. En quête de grandes figures pour incarner ce combat, les médias exhument l’abbé Pierre, qui sera en 1989 le héros du film
, incarné par Lambert Wilson. Au début des années 1990, il soutient la toute jeune organisation Droit au logement, jeûnant ou se faisant transporter en hélicoptère – autant d’images particulièrement médiatiques.

Il faudra l’affaire Garaudy en 1996, où il soutient un ouvrage négationniste de son ami sans même l’avoir lu, pour que cette starisation cesse – et encore : l’abbé Pierre dominera le palmarès de personnalité préférée des Français de 1993 à 2003.

L’Abbé Pierre photographié par Studio Harcourt Paris en 1999. Wikicommons, CC BY-SA

Incarnant désormais tout à la fois le prêtre et le prophète (par ses « coups de gueule »), mais aussi la sagesse (par son grand âge), transgénérationnel, bardé de grades de la Légion d’honneur, il est intouchable au point de servir de bouclier pour les mobilisations des « sans » (sans-papiers, sans-logis). Il cultive son image, inchangée (barbe, cape, canne, béret), qui devient l’emblème d’une nouvelle fondation pour le logement des défavorisés qui porte son nom.

Une icône intouchable ?

Dans une société qui n’a plus rien de celle des années 1950, en particulier concernant le respect du corps des femmes, pourquoi est-il resté, durant cette nouvelle phase, non dénoncé ?

D’abord, ses victimes apparaissent atomisées, dans le temps (de la fin des années 1970 à 2006) et dans l’espace (en France, en Belgique, en Suisse ; dans et hors Emmaüs). Même au sein d’une même structure Emmaüs et au même moment, des entretiens informels réalisés récemment montrent qu’elles n’en ont parfois pas parlé entre elles.

Leur silence puise à une pluralité de raisons : crainte de fragiliser l’association et la lutte contre la pauvreté ; car elles en sont restées sidérées et tétanisées ; car elles avaient pardonné le geste ; car elles l’ont mis sur le compte de son traitement médical ; car (pour l’une au moins) elles paraissent sous emprise, vulnérables et dépendantes des services qu’il pouvait leur rendre. Il est aussi possible qu’elles aient craint de ne pas être entendues, voire même crues.

Certaines, cependant, en ont informé des responsables (plus ou moins haut placés) d’Emmaüs, mais l’affaire n’a guère été plus loin : il était peu concevable de commettre un second « meurtre du Père », après celui des années 1957-1958 ; le fondateur restait un socle incontournable ; il s’agissait en outre, désormais, d’un vieillard. Enfin, les faits les plus graves semblent n’avoir été connus que des victimes elles-mêmes – lesquelles n’ont jamais osé, ou jamais voulu (voire pu ?) en parler.

La réponse a donc plutôt été de se passer discrètement le mot, pour ne pas le laisser seul avec des femmes. Et nombre de ceux qui ont eu vent d’attouchements passés (moi y compris) n’avaient à cette époque aucune preuve tangible.

L’Église, quant à elle, n’avait plus la main sur celui qui était depuis belle lurette un électron libre ; et elle n’avait pas encore fait son aggiornamento.

Sa dimension iconique a-t-elle contribué à taire les agressions qu’on dévoile aujourd’hui ? C’est une évidence. L’abbé Pierre était un prêtre, une idole médiatique et un prophète social ; un personnage historique de son vivant même.

L’antinomie des faits avec l’image de bonté, d’abnégation et de défense des plus vulnérables qu’il incarnait a aussi conduit sinon à l’incrédulité, du moins à la minimisation par chacun. Trop d’intérêts (et de bonnes causes, faut-il le rappeler) étaient en jeu. Les formes de censure et d’autocensure ont donc joué à tous les niveaux : l’attaquer était tout simplement, en un sens, un sacrilège.

Axelle Brodiez-Dolino, Historienne, directrice de recherche au CNRS, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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