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« Johnny Hallyday, l’exposition », ou les enjeux de la postérité
Gabriel Segré, Université Paris Nanterre – Université Paris LumièresLorsque disparaît un artiste de l’envergure de Johnny Hallyday, une menace pèse sur l’homme, le chanteur et sur son œuvre : l’oubli. Comment le faire entrer dans la postérité, maintenir son souvenir, l’intégrer dans le patrimoine culturel ?
Pour y parvenir, plusieurs pistes se présentent : l’organisation d’évènements commémoratifs, de cérémonies, l’inauguration de plaques commémoratives et de lieux nouvellement baptisés du nom de la vedette, l’érection d’une statue, mais aussi la réédition d’un disque, la sortie de chansons inédites, la publication d’une biographie, la création d’une comédie musicale, ou encore la mise en ligne d’un site Internet dédié ou d’un blog, la production d’un documentaire, l’organisation d’une convention, d’une rétrospective, d’un festival, d’un colloque…
« Johnny Hallyday, L’exposition » qui se tient du 19 décembre 2023 au 19 juin 2024 au parc des expositions de la porte de Versailles participe à la construction de la postérité du chanteur populaire.
Sur près de 3 000m2, elle invite le visiteur à partir à la rencontre de Johnny, sa vie et son œuvre. On y (re)découvre le comédien, le rocker, l’artiste, sur scène, mais aussi dans l’intimité de ses maisons, de son bureau, de son ancienne chambre d’adolescent… Les dispositifs scénographiques et les technologies modernes favorisent une immersion et une expérience multisensorielle, avec, pour guider le visiteur, la voix de l’ami fidèle du chanteur, le comédien Jean Reno.
Une exposition qui zoome sur l’artiste
L’exposition a déjà été abondamment présentée et décrite, à l’occasion d’une promotion importante, riche en textes comme en images. Disons simplement ici qu’elle repose sur des reconstitutions (le bureau du chanteur dans sa maison de Marne-la-Coquette, sa chambre d’adolescent rue de la Tour des Dames, un bureau des locaux d’Europe 1…). Elle comprend également des projections de films (sur les « virées » motorisées de Johnny aux États-Unis, sur les funérailles princières du chanteur), et surtout de nombreux espaces et vitrines, organisés chronologiquement (l’enfance, les débuts au Golf Drouot, l’ascension, les années 70, les années 80, la gloire des années 90 et 2000…) ou thématiquement (la musique et les disques, la scène, l’Olympia, le cinéma, les États-Unis et les motos, la solitude, le succès médiatique et les paparazzis, les trophées et récompenses, les costumes de scène, les fans, les lieux phares, les funérailles et célébrations posthumes…).
La vie privée, les femmes, les enfants du chanteur sont très peu présents, l’exposition se focalisant véritablement sur Johnny Hallyday. Quantité de portraits de Hallyday sont présentés, de l’enfance aux derniers jours, et d’innombrables objets sont exposés, des costumes de scène aux guitares, des Harley-Davidson aux bijoux du chanteur, de ses peignes, paquet de Gitanes, flacons de parfum, à ses contrats, récompenses, papiers d’identité, ou DVD, de son juke-box à ses posters d’adolescent, de sa Cobra bleue aux affiches des films dans lesquels il a joué… Enfin, l’exposition propose des expériences immersives (un espace accueille les visiteurs, leur proposant de vivre l’expérience du concert).
Fabriquer un récit héroïque
« Johnny Hallyday L’exposition » raconte la vie et l’œuvre de Johnny. Ce récit est le résultat de choix, de tris, d’épisodes mis en avant, réécrits, ou passés sous silence, exagérés ou atténués, édulcorés. Il est le fruit d’un travail de sélection des éléments à conserver (les objets, les lieux, les épisodes biographiques…) caractéristique du processus de patrimonialisation.
Le récit qui nous est conté, via ces dispositifs, ces lieux reconstitués, ces images ou objets, et le texte, surtout, dit par Jean Reno, est conforme au récit idéal typique de la vie des rock stars. On y retrouve l’ensemble des motifs et dimensions qui structurent et émaillent ce type de narration : enfance malheureuse, autodidaxie, exceptionnalité, incompréhension et rejet, amour, générosité et bonté, martyr, solitude, détresse, triomphes et exploits épiques, ferveur des fans, blessures intimes, démons, autodestruction, ascension, pression médiatique et revers de la gloire…
Au fil du parcours, on apprend que la vie du chanteur débute sous les pires auspices. « Né dans la rue », enfant malheureux, abandonné par ses parents, Hallyday est ensuite hué par le premier public (en première partie des spectacles de Devos à l’Alhambra), et raillé par la critique (Claude Sarraute, Boris Vian). Il connaît une ascension fulgurante et un succès précoce, qu’une tentative de suicide a cependant bien failli interrompre. La solitude ou la peur de celle-ci, le mal-être, les blessures intimes, le cynisme d’un père absent, mais destructeur le conduisent vers la dépression, aux abords du suicide, durant ces années de gloire qui sont également des « années noires ». « Les chanteurs sont des gens très entourés, mais seuls » entend-on de la bouche même de Johnny, artiste maudit aux multiples démons – l’alcool, la cocaïne, la vitesse…
A la malédiction s’ajoutent l’amour et la générosité. Johnny chante et donne de l’amour. Jean Reno dit son « amour des femmes, des amis, des enfants, de son public, des exclus de la société ». Il poursuit : « cet amour, il le prodiguait avec une extrême générosité, sans compter, sans mesure […] ». On apprend que Johnny était « d’une bienveillance et d’une humanité rare […] attentif à tous ». La place laissée aux fans et à leur message de reconnaissance achève de convaincre le visiteur que Johnny a beaucoup donné d’amour et qu’il obtient légitimement en retour une reconnaissance et une gratitude rares.
Johnny est raconté également et surtout comme un être extraordinaire. « Il avait quelque chose en plus. Il était très beau, un charisme exceptionnel sans rien faire », témoigne Line Renaud. Cela se traduit aussi par des exploits et une carrière hors normes : « 55 ans de carrière », est-il rappelé par Reno, « 40 disques d’or, 1110 titres enregistrés, 200 tournées ». Les mots sont secondés par les images, les vidéos, les affiches, les photos, les extraits de concerts (et notamment de ces entrées en scène si spectaculaires), qui témoignent de la beauté, de l’aura, de la grandeur de la star, mais aussi de la ferveur des fans et de leur dévotion, exceptionnelle, à la (dé) mesure de celui qui en est l’objet.
Les gros plans du visage du chanteur projetés sur plusieurs écrans géants, ou le découpage de sa silhouette le poing tendu vers le ciel, les plans larges sur les foules immenses et transportées, ou ceux, plus serrés, sur les visages de spectateurs dévastés par l’émotion racontent et amplifient cette grandeur et les effets qu’elle produisait. Ils invitent le visiteur à éprouver à son tour cette fascination et le placent, autant que possible, dans les conditions les plus favorables à cette expérience. La puissance de la voix, grâce aux moyens technologiques, qui emplit tout l’espace de cette salle dédiée aux concerts, participe de ce récit performatif sur l’être d’exception. Les vitrines renfermant les messages d’amour et de dévotion des fans rappellent également l’importance de la ferveur à l’égard du chanteur – attestant là encore « l’exceptionnalité » de Johnny Hallyday.
Le récit met en lumière la double nature de la vedette. Ce dernier, s’il est placé sur un piédestal, célébré, glorifié, héroïsé, est également présenté dans son rapport intime avec les fans. Sa proximité avec son public est abondamment mise en scène. Johnny lui-même témoigne : « il y a une photo de moi, au-dessus de la cheminée, parmi les photos des parents ». La relation de Johnny à son public est, selon Daniel Rondo, cité par Reno, « une cérémonie de l’échange ». Johnny donne de l’amour à ses fans qui le lui rendent bien, dans une relation de proximité, de complicité, d’intimité et d’affection, d’amour partagé, que résume bien cette citation de Johnny que les visiteurs découvrent, au terme de leur visite : « Merci d’avoir été là, je vous aime du fond du cœur », message ultime de « Jojo » (ainsi qu’il est parfois désigné affectueusement) à ses fans. Le récit combine ainsi la légende et l’intime, le mythe et le proche, l’être exceptionnel et inaccessible et le compagnon du quotidien, la vénération de l’idole et l’amour du proche.
Enfin, le récit de la vie de Johnny Hallyday est un récit ascensionnel. C’est l’histoire d’une destinée miraculeuse, qui comprend plusieurs phases : la pauvreté d’origine, l’ascension marquée par des rejets, incompréhensions et humiliations avant les conquêtes et les triomphes, la gloire phénoménale et le succès inégalé comme points d’orgue de cette « revanche sur le destin ». C’est également un récit qui dit, en quelques motifs, quelques mots ou quelques anecdotes, le rejet initial par un ordre établi et intellectuel (incarné par Sarraute ou Vian) d’un chanteur et d’un rock’n’roll à la fois déviant et novateur, puis une réconciliation (des fans et des élites), la reconnaissance unanime et enfin la célébration conformément au modèle de la sainteté et à la structure du récit de vie hagiographique.
Au-delà de la fonction mémorielle
L’exposition remplit d’abord une fonction mémorielle, en assurant la postérité de la vedette. Elle préserve le chanteur de l’oubli et le maintient parmi nous. Interrogé par un journaliste, un visiteur déclare, ému : « Parfois, on a l’impression qu’il va apparaître quelque part, c’est beau ! »
Le récit proposé assure aussi une fonction pédagogique et didactique. Ils expliquent, précisent, racontent qui était Hallyday, ce qu’il a accompli, comment il a vécu, les obstacles qu’il a rencontrés, l’importance et les effets de son œuvre… L’exposition explique ce que l’on doit à Hallyday qui a « été le premier à populariser le rock en France » et la façon (le film de ses funérailles) dont la France lui rend hommage.
L’exposition remplit tout aussi bien une fonction célébrative, en proclamant la grandeur de Johnny et l’importance de son œuvre, en invitant à la célébration et à la dévotion. La vitrine dédiée aux fans, à leurs messages et hommages, est à la fois un éloge de ces fans (présentés comme des « gardiens de la mémoire »), et une célébration de la célébration. L’existence même de cette exposition conduit à faire pénétrer le chanteur et son œuvre dans le patrimoine culturel national, ce que confirment à leur tour les témoignages, extraits de discours et éloges funèbres proposés au visiteur.
« Johnny Hallyday, l’exposition » remplit également une fonction économique, invitant à une multitude d’actes d’achat, transformant le chanteur, sa vie, son œuvre, en marchandises, et la passion voire le culte des fans en monnaie sonnante et trébuchante. Ce dont témoigne de façon exemplaire la boutique qui accueille les visiteurs au sortir de leur visite ou plus exactement qui clôture cette visite. Et dans laquelle – elle déborde de marchandises (des ouvrages et disques au catalogue de l’exposition, des affiches aux objets à l’effigie du chanteur, des mugs aux coussins, des sacs aux figurines, de la montre à la bouteille de champagne, du pendentif à « l’authentique morceau de veste de Johnny ») – on peut se livrer sans entrave à cette consommation et satisfaire son besoin de marchandise, sa recherche d’objets mémoriels comme sa quête de reliques…
« Johnny Hallyday, L’exposition » remplit en outre une fonction politique et idéologique, même si elle n’est pas la plus manifeste. Il reste qu’elle célèbre et commémore une personnalité consensuelle et fédératrice, en témoignent ses funérailles « nationales » et l’unanimité des marques d’amour et de reconnaissance, en provenance de la plèbe comme des élites. Le héros de l’exposition est une figure tutélaire, qui rassemble la communauté et assure la cohésion d’une nation tout entière qui l’a aimée, pleurée et à présent la célèbre. Hallyday, comme « héros national », est porteur des valeurs, des idéaux de la société de consommation et de l’économie capitaliste, ambassadeur d’un ordre économique et marchand, symbole d’une « société sans classe », où règnent méritocratie et mobilité sociale, avec pour horizon idéologique et culturel les États-Unis, à leur tour idéalisés comme terre des libertés.
Cette exposition fait du visiteur à la fois un élève, un fidèle, un consommateur et un acteur de la lutte contre l’oubli, celui qui maintient en vie, assure la présence et l’éternité de Johnny Hallyday.
Gabriel Segré, Maître de Conférences HDR, Sociologie de l'art, culture et médias, Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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