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Fécondité française : anatomie d’une chute
Didier Breton, Université de Strasbourg et John Tomkinson, Université de LilleLe 16 janvier dernier, l’Insee publiait le Bilan démographique de la France pour 2023 en titrant sur la « chute » de la fécondité. Le même jour, le président Emmanuel Macron appelait à un « réarmement démographique » de la France lors de sa conférence de presse. Au-delà de la polémique que peut susciter l’expression employée par le président, la baisse de la fécondité est-elle aussi forte que ne laissent présager les indicateurs publiés ? L’indicateur conjoncturel de fécondité (ICF) a en effet connu une baisse de 6,8 % en un an, ce qui est inédit en France. Il atteint 1,68 enfant par femme en France entière et probablement 1,65 en France métropolitaine, soit le plus bas historique.
Que nous apprend cette chute de 2023 ? La France est-elle encore une exception à l’échelle européenne ? Cette baisse est-elle ou non le signe d’une baisse durable ? Le niveau atteint en 2023 reflète-t-il le niveau réel de la fécondité en France ?
Les naissances de l’année 2023 correspondent aux conceptions des mois d’avril 2022 au mois de mars 2023, période durant laquelle la décision d’avoir un premier enfant ou un enfant de plus a probablement été compliquée pour de nombreux couples. Ils semblent avoir préféré renoncer temporairement ou définitivement à leur projet de parentalité face aux nombreuses incertitudes : inflation, blocage du marché immobilier, climat social difficile, crises internationales, accélération de la crise climatique, etc.
Or il faut préciser que l’indicateur conjoncturel de fécondité (ICF) s’obtient en additionnant le nombre moyen d’enfants eu par les femmes à chaque âge (entre 15 ans et 50 ans) durant une année donnée. Autrement dit, l’ICF de 2023 (1,68) est le nombre moyen d’enfants qu’aurait une femme si tout au long de sa vie, elle avait les mêmes comportements féconds qu’observés chez les femmes durant l’année 2023.
Peut-on pour autant dire que la fécondité des prochaines années pourrait augmenter si les conditions redevenaient plus propices à des projets féconds ? Probablement en partie, mais en partie seulement. En effet, si la baisse de 2023 est en grande partie conjoncturelle, elle s’inscrit bien dans une tendance assez longue de baisse de la fécondité en France, à l’instar de ce que l’on observe de longue date ailleurs dans le monde, et tout particulièrement en Europe.
Fécondité : la France deviendrait-elle un pays européen comme les autres ?
Au début des années 1990, la France n’était pas le pays avec la fécondité du moment la plus élevé en Europe, loin de là. Elle se démarque par une augmentation continue de son ICF de 1994 à 2010, avant d’amorcer une baisse continue à partir de 2014. Dans le contexte européen, cette baisse a également été observée dans les autres pays où la fécondité est relativement forte (ayant eu un ICF d’au moins 1,8 enfant par femme depuis 1990), mais 4 à 6 ans avant la France. Les pays scandinaves, le Royaume-Uni, l’Irlande, la Belgique, les Pays-Bas ainsi que la France ont ainsi connu un déclin de leur fécondité du moment, allant jusqu’à atteindre un bas historique en 2019 comme dans le cas de la Finlande.
Un tournant lié à l’âge au premier enfant ?
Pourrait-on observer, comme durant les années 2000, une remontée de la fécondité du moment dans la prochaine décennie, compensant la baisse observée ces 10 dernières années ? Cela semble peu probable compte tenu du fort recul de l’âge à la maternité : il était de 28,8 ans en 1994 contre 30,0 ans en 2010 et 31,0 ans aujourd’hui. Pour de nouveau atteindre un ICF à 2,0 enfants par femme, il faudrait que les taux de fécondité après 30 ans augmentent de 0,2 enfant par femme.
Dans les pays européens où la fécondité est ou a été relativement élevée, quand l’âge au premier enfant dépasse un certain niveau, que l’on pourrait appeler « point d’inflexion », la fécondité du moment ne fait que baisser. Ce point d’inflexion semble particulièrement précoce en France (28,0 ans comme en Belgique, contre 28,5 ans en Finlande ou 29 ans en Irlande, en Suède, au Danemark ou aux Pays-Bas). Si la corrélation entre recul de l’âge à la première naissance et la baisse de la fécondité est avérée depuis 2010, il est très difficile de juger du sens de la causalité : la fécondité baisse-t-elle parce que les femmes et les hommes ont leurs enfants plus tard, notamment pour des questions d’infertilité acquise au fil des âges, ou bien ont-ils leurs enfants plus tard, parce qu’ils en désirent moins ?
Une baisse lente, mais régulière de la fécondité
Pour juger de l’évolution de la fécondité, les démographes utilisent un autre indicateur que l’ICF : la descendance finale, c’est-à-dire le nombre moyen d’enfants par femme d’une génération. Mais pour la calculer, il faut attendre que toutes les femmes d’une génération aient atteint l’âge de 50 ans, ou au moins 45 ans (compte tenu du nombre très faible de naissances de la part de mères de plus de 45 ans). Cet indicateur est nettement plus stable et évolue toujours plus lentement que l’ICF.
Durant le XXe siècle, la descendance finale a été au maximum de 2,6 enfants dans les générations 1930 et au minimum de 2 dans les générations 1972, un niveau légèrement inférieur au seuil de renouvellement des populations (2,1 enfants par femme). Les estimations récentes de la descendance finale pour les générations 1990 en France varie entre 1,9 et 2,1. Ces valeurs sont bien au-dessus de celles observées ailleurs en Europe : la descendance finale des générations 1972 est inférieure à 1,6 enfant par femme en Allemagne, en Grèce, en Italie ou encore en Espagne. Mais en France, comme dans tout le reste de l’Europe, la tendance est bien celle d’une baisse de la fécondité dans les générations futures.
Le nombre d’enfants désiré, paramètre essentiel ?
La question du désir d’enfant est absolument centrale : une politique familiale à visée nataliste n’aura d’effets sur la fécondité que si elle est en adéquation avec le désir d’enfants d’une population. Les recherches montrent que si à l’échelle individuelle la fécondité désirée est un prédicteur assez volatil, à l’échelle agrégée c’est un bon indicateur de la descendance finale. Rares sont les grandes enquêtes permettant de mesurer ce désir, mais il est intéressant de regarder un peu dans le passé.
En 2005, seulement 4 % des personnes nées entre 1970–1974 (alors âgées de 30-34 ans) déclaraient ne pas vouloir d’enfants. Aujourd’hui, on connait la proportion de personnes restées sans enfant dans ces générations, elle est 3 fois plus importante (proche de 15 %). L’écart s’explique en partie par des problèmes d’infertilité, mais surtout par des trajectoires de vie et notamment conjugales différentes de celles escomptées. Dans ces mêmes générations (1970-74), les personnes souhaitant avoir des enfants en désiraient en moyenne 2,55. Cette valeur est assez proche du nombre moyen d’enfants eus par les personnes ayant eu au moins un enfant : 2,35 enfants.
Une nouvelle édition de cette enquête a été menée en 2023. Nous devrions bientôt avoir une bonne estimation de la descendance désirée chez celles et ceux nés dans les années 1990 voire 2000. Elle sera très certainement inférieure à 2,55.
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Le rôle des politiques familiales
En Europe, ces vingt dernières années, de nombreux États ont mis en place des dispositifs pour stimuler la fécondité : augmentation de la durée des congés maternité, introduction (voire obligation) du congé paternité, primes à la naissance, subsides pour la garde des enfants, etc. Mais de telles mesures, à l’instar de celles récemment mises en place en Europe centrale et Europe de l’Est, ont un effet généralement modeste et temporaire. Elles agissent davantage sur le moment où les couples décident d’avoir un enfant, plutôt que sur le nombre d’enfants qu’elles auront.
Le modèle de fécondité français s’est jusqu’ici caractérisé par la combinaison d’une proportion relativement faible d’hommes et de femmes sans enfant (environ un sur six) et une proportion relativement élevée de personnes passant de deux à trois enfants (environ 40 %).
Ces deux caractéristiques semblent être le fruit d’une pression sociale forte à la parentalité probablement en lien avec une politique familiale appuyée et continue dans le temps. Celle-ci incite à avoir un troisième enfant et permet plus qu’ailleurs en Europe de concilier vie professionnelle et familiale.
Un risque de non-renouvellement de la population ?
Il est très possible qu’actuellement la pression sociale à la parentalité diminue et rende plus facile l’acceptation d’un projet de vie sans enfant et qu’un peu plus d’hommes et de femmes ayant deux enfants décident de ne pas agrandir leur famille au-delà.
Si la proportion de femmes et d’hommes sans enfant augmente de 5 points (passant de 14 % à 19 %) et que la proportion de celles et ceux qui ont un troisième enfant baisse de 10 points (de 40 % à 30 %), alors toutes choses égales par ailleurs la fécondité diminuerait de 0,2 enfant. La descendance finale serait alors de 1,8 enfant par femme. C’est suffisamment proche de la valeur seuil de 2,1 pour que le renouvellement de la population soit assuré par une contribution migratoire, même modeste.
Mais est-ce que cette tendance de recul de l’entrée à la maternité contribuera à un déclin continu de la fécondité en raison d’une augmentation de l’infertilité ?
Lutter contre l’infertilité pour relancer la fécondité ?
D’abord, il faut souligner la différence entre l’infécondité et l’infertilité. Pour les démographes, l’infécondité désigne le fait d’être sans enfant. Cela concerne environ 14 % des femmes françaises à l’âge de 45 ans (les naissances après cet âge sont minimes : moins de 0,01 enfant par femme en 2023). L’infécondité est encore plus élevée chez les hommes, concernant plus d’un homme sur cinq. L’infécondité comprend une partie volontaire (les individus qui ne souhaitent pas avoir un enfant) et une part involontaire (les individus qui n’ont pas d’enfant même s’ils en veulent/voulaient).
L’infertilité entre dans la catégorie « infécondité involontaire » – comme le fait de ne pas avoir trouvé de partenaire, par exemple.
L’infertilité se réfère à l’incapacité biologique d’avoir un enfant. C’est cette dernière que viserait le plan national annoncé par Emmanuel Macron. L’infertilité n’est pas toujours définitive. L’efficacité des traitements de l’infertilité s’est améliorée. Ceux-ci ont contribué favorablement à la descendance finale, par exemple de 0,017 enfant par femme dans la génération 1975. En 2021, en France, 1 enfant sur 27 (soit 3,7 %) est né suite à la réalisation d’une assistance médicale à la procréation.
Selon des modèles de l’infertilité des couples, seul 1 couple sur 20 où la femme est âgée de 35 ans ne pourrait pas concevoir. Cependant il faut prendre en compte le fait qu’il existe un risque accru de fausses couches lorsque l’âge à la conception augmente (il est de 12 % par cycle à 25 ans, et de 50 % à 42 ans). En résulte qu’entre 15 et 20 % des couples ne pourrait plus avoir d’enfant une fois la femme âgée de 35 ans.
Toutefois à cet âge une partie importante de la descendance est déjà atteinte. Les générations ayant 35 ans aujourd’hui ont déjà eu en moyenne 1,6 enfant (niveau très proche de l’ICF actuel) et nombre d’entre elles ont déjà atteint le nombre d’enfants qu’elles souhaitaient et n’en auront pas d’autres.
Le recours à des techniques d’assistance médicale à la procréation (AMP) n’est pas très répandu : on ne comptabilise que 162 000 tentatives d’AMP en 2021 en France où résident pourtant 4,3 millions de femmes âgées de 35 à 44 ans. Le nombre de femmes ayant recours à l’AMP est très loin donc de la proportion de femmes qui n’ont pas d’enfant (environ 14 %). Même avec le recul continu de l’âge à l’entrée dans la maternité, l’impact de l’infertilité sur le niveau de fécondité générale reste donc modeste.
En conclusion, si la chute de la fécondité de 2023 s’explique notamment par un report des projets de parenté en lien avec les multiples crises, elle s’inscrit néanmoins dans une baisse durable de la fécondité. Un plan de relance démographique pourrait seulement contrer cette baisse chez les couples ayant déjà un désir d’enfant (désir probablement moins vif dans les nouvelles générations). Un plan sur l’infertilité aurait des vertus évidentes pour les hommes et les femmes confrontés à de tels problèmes, mais son impact serait faible, voire très faible sur le niveau de fécondité générale.
Didier Breton, Professeur de démographie, Université de Strasbourg et John Tomkinson, Maitre de conférences en démographie, Université de Lille
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.