« Le Monde » et moi. A l’occasion des 75 ans du quotidien, l’ancienne juge d’instruction, qui fut aussi députée écologiste au Parlement européen, rappelle notamment l’importance du journal pendant l’affaire Elf.
« C’est une longue histoire… J’ai appris le français essentiellement avec les éditos du Monde qui étaient alors en première page à l’époque où je suis arrivée [de Norvège] en France. C’était en février 1964. J’avais acheté un dictionnaire Larousse avec ma paye de fille au pair et c’était déjà un investissement. Je ne parlais vraiment pas bien le français – j’avais du mal à commander un taxi… Je commençais à lire la colonne en haut à gauche de la “une” et je cherchais tous les mots que je ne comprenais pas. C’est mon premier souvenir. Je savais que c’était un journal de qualité, même si à l’époque je ne l’appréciais pas à sa juste valeur, car il y a des journaux qu’on ne peut pas lire quand on est étranger.
Venant d’où je viens, issue d’une famille où la politique était étrangère à notre univers, cela a été pour moi la fenêtre sur le monde. C’est comme ça que j’ai découvert les problématiques géopolitiques. Pour moi, mon insertion dans la société française, sa culture, lire Le Monde tous les jours a été essentiel.
Un journal est beaucoup plus important que ce qu’on croit, parce que vous n’y trouvez pas simplement ce que vous y cherchez, mais tout le reste. Vous allez lire les titres, découvrir le nom d’un livre ou vous laisser surprendre par un article dans un supplément scientifique. Des informations qui ne sont pas dans votre domaine mais qui infusent et qui font que vos centres d’intérêt s’élargissent. A la justice, on dit souvent qu’un article de journal n’est pas une preuve. C’est vrai, mais c’est une excuse trop facile. Pour appréhender le réel, c’est si précieux.
L’impression d’une coproduction
J’ai toujours pensé, en tant que magistrate et comme femme politique, qu’il n’y a rien de pire, après une enquête journalistique sur la criminalité financière, que rien ne se passe. Lorsque Le Monde dévoile une malversation, un emploi fictif, et que le parquet n’ouvre pas d’enquête, ça ouvre la porte au populisme. Parce que si un journal sérieux documente et publie les preuves et qu’il n’y a pas de suite judiciaire, l’opinion ne retient qu’une chose : qu’il y a « eux », en haut du pouvoir, pour qui tout est possible, et « nous », simples justiciables, à qui on ne passe rien. Ça reste comme une tache.
Et puis, les journaux ont un rôle d’alerte, ce sont des contre-pouvoirs. Dans l’affaire Elf, j’avançais en parallèle avec les révélations du Monde et j’avais parfois l’impression que le journaliste savait avant moi ce qu’il allait se passer. J’avais parfois l’impression d’une coproduction, même si chacun était dans son rôle. Mais je pouvais me servir de ce qui était publié et je ne m’en privais pas !
J’ai toujours gardé les articles du Monde qui m’intéressaient parce que c’est ainsi que je documente le réel. J’avais ainsi constitué des dossiers, dont un que j’avais intitulé « Réflexions » et qui contenait des articles mis de côté pour creuser le sujet. Je continue parce que je trouve presque tous les jours une info qui m’inspire, qui me donne envie d’écrire pour ne pas oublier. C’est fou ce qu’on peut apprendre en lisant un quotidien ! Pour comprendre dans quel monde on vit, il faut savoir quelle folie nous dirige. »
Eva Joly a été juge d’instruction spécialisée dans les dossiers politico-financiers : elle s’est illustrée notamment sur l’affaire Elf. Elle a été candidate d’Europe Ecologie-Les Verts à la présidentielle de 2012 et députée écologiste au Parlement européen.
Source : Eva Joly : « J’ai pu me servir de ce qui était publié »