Des livres de plus en plus voyageurs
François Lévêque, Mines ParisQu’avez-vous lu cet été ? Je ne vous demande pas de citer un livre parmi les 100 millions de titres jamais publiés au monde, mais de préciser sa provenance. S’agit-il d’un livre numérique descendu du nuage ? Importé ou fabriqué en France s’il est imprimé ? En français langue originale ou traduit d’une langue étrangère ? Au moment même où la mondialisation marque le pas, le livre poursuit son internationalisation. Et c’est heureux ! Le Petit Prince a conquis le cœur de 200 millions de petits et de grands. « S’il vous plaît… dessine-moi un mouton ! » se murmure désormais dans plus de 300 langues.
La planète compte également près d’une centaine de traductions d’Harry Potter and the Philosopher’s Stone (Harry Potter à l’école des sorciers) ou, pour rester dans le registre des aventures initiatiques, d’O Alquimista (L’Alchimiste) du Brésilien Paulo Coelho. Le livre voyage par traduction plutôt qu’en conteneur. La traduction est l’équivalent pour les textes du coût de transport des marchandises.
C’est quoi un livre ?
Le livre traverse les frontières, mais pour en prendre l’exacte mesure il faut s’accorder sur sa définition. En 1964, l’Unesco le décrit ainsi : une publication imprimée, non périodique, offerte au public, et comptant au moins 49 pages, pages de couverture non comprises est-il précisé.
Difficile à adopter à l’ère du livre numérique téléchargeable. Remarquez que même sans cela, cette définition écartait déjà les courts recueils de poèmes aussi bien que le livre audio. La définition de la poste américaine ne fait pas mieux même si elle retient un seuil de 22 pages en ajoutant qu’elles doivent être composées principalement de texte et ne pas comporter de publicité autre que celle pour d’autres ouvrages. Le type de texte dont il s’agit n’est naturellement pas spécifié. À propos, rappelons d’emblée qu’il ne faut pas confondre livre et littérature. En France, par exemple, cette catégorie éditoriale représente moins du quart des ventes.
Pour inclure sa version numérique, certains ont proposé de définir le livre par sa composition : un titre, une couverture, des pages numérotées, des chapitres, etc. ; ou, de façon plus savante, par sa double nature d’objet matériel et de discours.
D’autres ont mis l’accent sur la lecture que le livre réclame par opposition aux textes courts que nous parcourons chaque jour sur nos téléphones et tablettes – souvent d’ailleurs en regrettant d’y consacrer trop de temps. Une lecture longue dans tous les cas, immersive et absorbante pour certains livres comme les romans ou les bandes dessinées, approfondie lorsqu’il s’agit d’acquérir de nouvelles connaissances ou d’enrichir sa pensée ou son vocabulaire. Le support du livre, écran ou papier, n’est plus alors distinctif. À noter tout de même que les recherches sur la lecture tendent à montrer une infériorité du numérique en termes de compréhension des textes longs…
Ces difficultés de définition n’aident pas le recueil et l’agrégation de données sur le livre. De plus, dans de nombreux pays, les statistiques professionnelles et nationales sont lacunaires. Difficile d’avancer des chiffres exacts qui valent pour la planète. Donnons simplement trois ordres de grandeur. Nombre d’ouvrages parus : autour de 100 millions. Il est issu d’un comptage par Google qui aboutit précisément à 129 864 880. Nombre de nouveaux titres publiés par an : de l’ordre d’un million ; une compilation de données nationales par Wikipedia conclut à un total de 2,2 millions, mais ce chiffre comprend les rééditions. Montant des ventes annuelles de livres : environ 100 milliards de dollars, soit plus que la musique ou le jeu vidéo. Impressionnant, non ?
Un produit d’import-export ?
Comme pour n’importe quelle marchandise, les douanes veillent à comptabiliser les entrées et sorties du territoire du livre physique, mais allez savoir pourquoi elles distinguent les atlas et les encyclopédies des livres proprement dits. La France exporte un peu moins d’ouvrages qu’elle n’en importe.
Attention toutefois, les sorties du territoire sont des livres destinés à l’étranger alors que les entrées sont des livres fabriqués à l’extérieur pour des raisons économiques, par exemple en provenance de Belgique et d’Italie, plus rarement d’Asie. Le livre, bon marché pour son poids, ne repose pas sur de longues chaînes d’approvisionnement. La Chine n’est pas devenue l’imprimerie du monde ! Le Royaume-Uni est le plus grand exportateur, juste devant les États-Unis. Ces deux pays bénéficient du vaste marché de la population anglophone de naissance (près d’un demi-milliard d’hommes et de femmes) ou formée à l’anglais par les études.
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Dématérialisé, le livre électronique traverse les frontières à l’insu des douaniers. La numérisation facilite l’accès aux ouvrages venus d’ailleurs, mais elle empêche d’en connaître les flux pour qui veut rendre compte plus précisément du commerce international.
Le voyage par la traduction
Heureusement, l’échange d’ouvrages prend également une autre forme, plus importante sans doute, mieux comptabilisée en tout cas : le passage des frontières par la traduction. La traduction est en effet une autre façon de faire voyager et circuler le livre. Sans elle qui aurait lu en France L’amica geniale (L’amie prodigieuse) d’Elena Ferrante ou Man som hatar kvinnor (Millénium Tome 1) de Stieg Larsson ? Sans elle, la bande dessinée japonaise n’aurait pas quitté son archipel.
La mondialisation du livre par la traduction a pu être finement pistée pendant quelques décennies de l’entre-deux siècles grâce à l’Index translationum. Il recense près de 2 millions d’ouvrages traduits, de et vers, à peu près toutes les langues écrites de la planète.
On sait ainsi que le nombre total annuel de nouvelles traductions a plus que doublé entre 1979 et 2007. L’évolution depuis n’est pas connue. La mise à jour de ce catalogue universel des traductions par l’Unesco a pris fin faute de moyens pour faire face à l’ampleur croissante de la tâche. C’est bien dommage, notamment car l’Index translationum a permis d’observer un début de retournement : à la fin des années 1990, la part des traductions de l’anglais, largement dominante, cesse de progresser ; elle diminue même légèrement.
Cette tendance à une plus grande place des langues originales traduites autres que l’anglais s’est-elle poursuivie depuis ? Oui, si l’on se fie aux données disponibles de quelques pays d’Europe. Pour l’Allemagne, la France ou encore l’Espagne, la part des traductions à partir de l’anglais régresse.
Phénomène remarquable : une partie de cette baisse s’explique par la croissance des traductions de textes de langues originales peu courantes. C’est le cas du japonais et du suédois. Un mouvement aidé bien sûr par l’essor des mangas et des polars scandinaves.
Un autre indice est fourni par la place de l’anglais d’origine parmi les livres traduits à succès. Elle décline aussi légèrement en tendance. Oui, mais ne partait-elle pas de très haut ? Eh bien non, les traductions de l’anglais représentent seulement le tiers des 20 best-sellers traduits répertoriés depuis 2006 dans les listes d’une petite dizaine de pays occidentaux. Comparaison instructive, la proportion des traductions de l’anglais dans tous les livres traduits, qu’ils aient connu un grand succès commercial ou non, est de l’ordre de deux tiers. Contrairement à des craintes parfois exprimées, la mondialisation n’est pas vouée à une marginalisation inexorable des livres de langue originale de l’Europe continentale.
L’internationalisation du livre par la traduction s’arrête néanmoins à la porte des États-Unis. Seuls 3 % des titres publiés outre-Atlantique proviennent de traductions, soit dix fois moins que pour la France et près de vingt fois moins que pour l’Italie.
Traduit en cinq cent cinq langues et dialectes différents, Le Petit Prince est l'ouvrage le plus traduit au monde après la Bible et le Coran. Emilita /Shutterstock
Il est vrai qu’il est plus facile pour un éditeur français ou italien de lire un ouvrage en anglais avant de se décider à le publier que pour un éditeur américain d’aller au-delà du titre français ou italien. Le progrès de la traduction par les machines pourrait changer la donne. Il pourrait entraîner une formidable baisse de son coût et faciliter encore les échanges du livre. Les algorithmes ne remplaceront sans doute jamais totalement les cerveaux des traducteurs. C’est une évidence pour la littérature, moins cependant pour les textes de bandes dessinées ou de récits de vedettes.
Dans tous les cas les machines, par leur utilisation partielle et complémentaire, promettent des gains de productivité. Pour un texte simple comme celui que vous venez de lire par exemple, un passage initial par Google Translate réduit d’environ un tiers le temps nécessaire à sa traduction vers l’anglais.
Cet été, j’ai lu Lonesome Dove un roman western de Larry McMurtry en version papier, imprimé en France et traduit de l’américain par Laura Derajinsky. Je vous le recommande chaudement si vous avez envie de mener un troupeau dans la peau d’un Texas Ranger du Mexique au Montana et d’échapper aux Indiens sans quitter votre transat.
François Lévêque a publié chez Odile Jacob « Les entreprises hyperpuissantes. Géants et Titans, la fin du modèle global ? ». Son ouvrage a reçu le prix lycéen du livre d'économie.
François Lévêque, Professeur d’économie, Mines Paris
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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