David Cronenberg, maître du « body horror »

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David Cronenberg, maître du « body horror »

Jeff Goldblum dans La Mouche. Capture d'écran.
Thomas Sentis, Université Grenoble Alpes (UGA)

Avec Crimes of the Future, le cinéaste canadien David Cronenberg revient cette année au genre du body horror, dont il est un maître incontesté. Et c’est précisément à travers ce genre que Cronenberg a révélé la force exceptionnelle de son art.

Nourri des mythes du vampire et du zombie, c’est-à-dire des peurs de la contagion et de la monstruosité, le genre du body horror inscrit l’horreur dans les corps : ce sont eux qui, poussés par le désir et par l’expérimentation, sont transformés jusqu’à la monstruosité. Ainsi Shivers, Rabid, The Brood et Scanners, sortis entre 1975 et 1981, donnent-ils à voir les formes monstrueuses de ces expérimentations à la fois médicales, techniques, psychiatriques et religieuses.

Les films qui ont suivi ont creusé cette veine. En 1983, Cronenberg réalise Videodrome, où s’annonce l’avènement d’une société contrôlée par la télévision ; y répondra plus tard eXistenZ (1999), du nom d’un jeu vidéo auquel les corps se branchent.

Entre-temps, Cronenberg réalise les chefs-d’œuvre du genre que sont The Fly et Dead Ringers, et adapte The Naked Lunch (Le Festin nu) de William S. Burroughs et Crash de J.G. Ballard. À partir des années 2000, délaissant le genre du body horror, Cronenberg livre des films plus « psychologiques » et dont il n’est pas scénariste : il décrit les névroses avec Spider et A Dangerous Method, met en scène la violence criminelle dans ses deux plus grands succès commerciaux, A History of violence et Eastern Promises, et dit les angoisses d’ultrariches dans Cosmopolis et Maps to the Stars.

Si l’importance du corps chez Cronenberg est souvent rappelée, ce n’est pas seulement parce que le corps est, dans ses films, le lieu de l’horreur. Dans le cinéma de Cronenberg, le corps est central parce qu’il y est une puissance de transformation. Non seulement le sujet est un corps, mais ce corps porte les marques, symptômes et stigmates de son devenir, y compris monstrueux.

Ainsi l’histoire d’un individu s’inscrit-elle sur son corps : dans Eastern Promises, les crimes de Nikolai Luzhin (Viggo Mortensen) sont tatoués sur sa peau et y ancrent l’histoire de sa vie. Cette somatisation ou incarnation du devenir a trouvé plus tôt sa formule dans The Brood, où le docteur Hal Raglan (Oliver Reed) élabore la technique de la « psychoplasmie », qui consiste à extérioriser à la surface du corps les blessures psychanalytiques du patient. Ainsi le corps ne tient-il pas à l’intérieur d’une membrane ; la division entre l’intérieur et l’extérieur est en permanence menacée, et le corps réclame de s’ouvrir, de s’exposer – ou d’exploser, comme dans Scanners.

Corps en mutation

Le corps est ainsi toujours engagé dans une mutation, poussé par une pulsion profonde. Le soin médical ne vise jamais simplement à rétablir un état d’équilibre du corps : il s’agit toujours de le transformer pour le faire devenir autre chose. Le rôle du médecin chez Cronenberg est donc toujours ambigu : combattant effectivement un mal chez le patient, il y voit cependant la nécessité d’une opération souvent expérimentale, étrange, qui manifeste en même temps un désir d’ouvrir le corps, d’y pénétrer, de le faire jouer pour en explorer toutes les possibilités, comme dans le troublant court-métrage The Nest (2013).

Une telle pulsion scopique qui fonde le désir d’ouvrir le corps aboutit à composer une figure de monstre au sens de ce qui est montré, arraché à sa réserve et exposé au grand jour. En ce sens, ce n’est pas parce qu’il est dangereux que le monstrueux nous fait horreur, mais parce qu’il nous montre ce qui était gardé secret en nous.

La métamorphose du corps ne s’achève pas dans l’acquisition d’une nouvelle forme définitive : elle est sans fin, au sens où elle ne connaît pas de terme ou de but prédéfini. De manière constante dans les films écrits par Cronenberg, la métamorphose entraîne le franchissement de toutes les limites, l’éclatement de toutes les formes : elle précipite vers la fusion des corps. C’est le film The Fly qui enseigne admirablement cette pulsion de fusion : lorsque Seth Brundle (Jeff Goldblum) inaugure sa machine à téléportation, son énergie est décuplée et il croit avoir été purifié.

Découvrant qu’une mouche s’était introduite dans la machine et qu’il fusionne progressivement avec elle, il y voit paradoxalement la confirmation de sa purification. Il veut alors forcer sa compagne Veronica (Geena Davis), enceinte, à fusionner avec lui, pour former « the ultimate family ». C’est en définitive avec la machine elle-même qu’il fusionnera. La pulsion de fusion est sans limites et veut abolir toute limite, y compris celle qui sépare l’organique du technique.

Désir de fusion

Ces pulsions folles qui rythment les films de Cronenberg s’orchestrent autour de rites qui ressortissent autant à l’érotique qu’au religieux. Dans The Fly, le désir de Brundle est d’abord sexuel avant d’être de fusion. Mais il va plus loin : fusionner, c’est « être détruit et recréé », c’est plonger dans le « plasma » pour s’y purifier. Baptême, mais aussi nouvel Adam et transfiguration du corps pour un corps de gloire : le même motif revient à la fin grandiose de Videodrome, où un fanatique s’immole au cri de la « nouvelle chair » (new flesh). C’est ici une certaine théologie chrétienne qui est traduite en termes mondains et parodiée par le motif de la glorification de la chair, sa transformation et son éclatement sans perspective de salut. S’entrevoit ici l’athéisme profond de Cronenberg (parfois qualifié hâtivement, y compris par lui-même, d’« existentialisme ») : s’il n’y a ni Dieu ni salut, alors il ne reste que le désir du corps et de sa transfiguration comme parodie de salut. Cela éclaire l’exergue du film The Naked Lunch : « rien n’est vrai ; tout est permis ».

La fusion abolit la distance qui me sépare d’autrui ; mais autrui n’est pas moi et oppose une résistance. Commence alors la violence, qui parcourt toute l’œuvre de Cronenberg. Chez Cronenberg, il n’y a pas de relation entre des sujets, ni même de rapports de domination ; il n’y a que des des puissances de désir qui se rencontrent. Ces puissances ne coïncident pas nécessairement avec les « individus » : dans The Brood, les blessures psychanalytiques de Nola (Samantha Eggar) engendrent des créatures meurtrières, qui exécutent le désir dont Nola est saisie ; les jumeaux gynécologues de Dead Ringers sont eux aussi animés d’un même désir, qui est un désir de même, d’être identiques et de n’être qu’un. Ces désirs abolissent l’individualité. La violence s’immisce partout et traduit l’impossibilité de tout lien social.

Le parfait montage de A History of violence le montre bien : une fillette est tuée, une autre est consolée par sa famille, et la violence est encore là, partout, y compris dans une scène familiale apparemment innocente. C’est cette même famille dont les membres, attachés les uns aux autres mais incapables de se parler, déchargeront leur violence les uns sur les autres, culminant dans la brutalité d’un viol conjugal.

Société de contrôle

Cette abolition de tout lien social s’achève dans une impossibilité du politique. Toute organisation devient un organisme : il n’y a pas de loi, pas de sujets doués de volonté, il n’y a que des désirs qui se branchent les uns aux autres, hypnotisés par un gourou via un écran de télévision (Videodrome) ou liés par le secret d’une organisation criminelle (Eastern Promises). La loi n’a pas sa place : tout est permis.

À ce titre, la notion de contrôle forgée par Burroughs et reprise par Deleuze trouve corps dans les films de Cronenberg : dans Videodrome et eXistenZ, les corps entrent dans un système technique et organique qui se branche sur eux, les contrôle, les transforme et les engage dans une fusion. Aux sociétés disciplinaires que décrivait encore admirablement Orange mécanique en 1971, succèdent les sociétés de contrôle telles que décrites par Videodrome en 1983. En un peu plus d’une décennie, le changement est radical.The Conversation

Thomas Sentis, Doctorant en philosophie, Université Grenoble Alpes (UGA)

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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