Comment ont évolué les livres de cuisine
Depuis plusieurs années déjà, en France, le secteur du livre de cuisine est très dynamique. En tête des ventes se trouvent les stars des fourneaux très présentes à la télévision, la radio et sur les réseaux sociaux comme Cyril Lignac qui a vendu près de deux millions d’exemplaires de sa série Tous en cuisine ou François-Régis Gaudry qui a dépassé le demi-million avec les trois ouvrages de On va déguster.
Or le livre de cuisine représente bien plus qu’un simple objet. Il témoigne aussi de l’évolution de la société, de ses goûts et de ses habitudes de consommation.
Du Moyen Âge à la fin de la Renaissance
Si les premiers exemplaires remontent à l’antiquité, et que les recettes se sont principalement transmises à l’oral jusqu’à l’invention de l’imprimerie, c’est depuis le XIVe siècle que l’on trouve des livres de cuisine. À travers une sélection non exhaustive d’ouvrages qui ont marqué l’histoire culinaire française, nous verrons comment cette évolution s’est caractérisée.
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Rédigé à la fin du Moyen Âge, le Viandier, premier livre de cuisine écrit en français attribué au cuisinier Guillaume Tirel dit Taillevent (1310-1395), est un ouvrage de référence pour la période médiévale. Il contient des recettes de mets servis à la cour royale. Ces dernières, présentées de manière concise, contiennent un bref descriptif du plat sans quantité précise ni temps de cuisson. Les illustrations sont quasi inexistantes car elles sont coûteuses. Il s’agit essentiellement d’un guide pour les professionnels qui doivent être capables de compter sur leur expérience pour interpréter et reproduire les recettes.
On note dans ces dernières une forte utilisation d’épices provenant d’Afrique et d’Asie – signe de distinction sociale – de mélanges sucré-salé et de sauces acides. La plupart des recettes sont à base de viande, comme l’indique le titre – un des éléments caractéristiques de l’alimentation des puissants – parmi lesquelles on trouve des cygnes, des cormorans ou des hérons – réputés plus proches du divin et du pouvoir parce qu’ils évoluent dans les cieux. Les légumes, nourriture de paysans, trop « terre-à-terre » pour les grands de ce monde, sont peu présents.
La cuisine de la Renaissance restera, elle aussi, profondément moyenâgeuse, et jusqu’au XVIIe, les pratiques alimentaires de l’aristocratie européenne sont quasi identiques.
L’avènement de la « nouvelle cuisine »
Après un siècle sans nouvel ouvrage de cuisine, La Varenne, cuisinier du marquis d’Uxelles, rédige, en 1651, Le cuisinier françois. Cet ouvrage capital met en place les grands principes qui feront la grandeur et le rayonnement de la cuisine française. Cette dernière passe dans l’ère moderne et rompt définitivement avec ses composantes médiévales. Les saveurs lourdement épicées laissent place à celles des herbes aromatiques, les saveurs aigres-douces disparaissent, et la nette séparation entre le salé et le sucré, qui arrive désormais en fin de repas, devient une de ses grandes caractéristiques.
Si l’alimentation carnée est toujours dominante sur la table aristocratique, les légumes font leur apparition. La fraîcheur et les saveurs naturelles des aliments sont mises en avant, tout comme les considérations diététiques. La Varenne a aussi apporté de nouvelles techniques culinaires comme l’élaboration de nombreux fonds de cuisson, de sauces dans lesquelles il a introduit le beurre, sans oublier la technique raffinée du feuilletage qui conduira à l’invention du millefeuille.
Les recettes sont désormais organisées selon les catégories du menu de l’époque (potages, entrées…) mais aussi pour les « jours de viande », les « jours maigres », etc., ce qui permet de noter l’importance de la religion catholique dans l’élaboration des repas d’alors, importance déjà présente au Moyen Âge.
D’abord destinées à une élite et à ses cuisiniers, les recettes se diffuseront par la suite aux autres couches de la société. La grande cuisine française qui s’écrit au XVIIe siècle, et qui se transmet grâce à ses recettes est une cuisine dont la renommée et le prestige iront croissants et qui s’imposera en Europe comme la référence culinaire.
Une cuisine de plus en plus normative et accessible
Par la suite, les livres de cuisine ne restent plus uniquement dans l’univers aristocratique. Au XVIIIe siècle, ils touchent aussi la bourgeoisie – témoignage de son importance grandissante au sein de la société française – avec une cuisine de cour simplifiée, moins onéreuse. Avec le Cuisinier royal et bourgeois rédigé par Massialot (1691) les recettes, sont pour la première fois, classées par ordre alphabétique, d’après le principal ingrédient ou la place du mets dans le menu. Les éditions bon marché permettent aussi une plus large diffusion des écrits culinaires à travers la société, consolidant davantage l’aspect normatif et le langage technique des recettes.
Gouffé invente, avec son Livre de cuisine (1867), l’ouvrage culinaire moderne : accessible à tous, du simple débutant au cuisinier aguerri, il précise aussi les quantités et temps de cuisson des ingrédients. Pédagogue, il donne aussi des indications sur les ustensiles de cuisine utilisés. Gouffé a aussi recours, pour la première fois, aux illustrations en couleur, quand il le juge nécessaire pour expliquer une opération comme une découpe ou un détail pratique. Le classement des recettes en jours gras et maigres est, lui, définitivement abandonné.
Au cours du XXe siècle, les livres de cuisine sont de plus en plus accessibles au grand public. Si le Guide Culinaire d’Escoffier (1903) devient la « bible » de la cuisine française classique pour les cuisiniers professionnels, le vrai tournant a lieu dans l’entre-deux-guerres avec des ouvrages qui sont désormais aussi rédigés par des femmes. Ginette Mathiot, avec Je sais cuisiner (1932), propose des recettes simples, avec des produits de base et faciles à suivre, même pour les ménagères peu expérimentées. Son immense succès sur des décennies contribue à la popularité de la cuisine maison.
Dès le dernier quart du XXe siècle, la production d’ouvrages culinaires s’accélère et de nouveaux publics sont ciblés : célibataires ou étudiants, amateurs de cuisines régionales (bretonne, basque) ou internationales (italienne, chinoise) ou ceux avec des régimes alimentaires spécifiques (végétarien, végétalien, sans gluten, etc.). Les livres de chefs renommés comme Paul Bocuse ou Michel Guérard sont aussi très vendeurs. D’autre part, les illustrations des recettes deviennent, peu à peu, quasi indispensables.
Nouvelles technologies et notoriété des chefs
Aujourd’hui, l’univers des livres de cuisine se partage en trois principales catégories : d’abord les livres pratiques dans lesquels les recettes sont expliquées étape par étape, avec quelques ingrédients, le temps et les étapes de préparation, et même les calories, le tout accompagné de photos, de très belle qualité, comme dans la collection Simplissime. Ensuite il y a le beau livre de chef célèbre comme Le Pré Catelan de Frédéric Anton. Ce dernier, très esthétique et artistique, sert davantage à faire rêver avec ses magnifiques photos qu’à former. La cuisine se doit d’être très belle dans notre monde de l’image. Il y a enfin le développement des livres numériques et des applications mobiles.
Les recettes sont désormais partagées en ligne, accompagnées de photos, de vidéos ou de liens Internet. De nombreux chefs cuisiniers, pâtissiers, youtubeurs, blogueurs ou passionnés, se font remarquer en diffusant leurs recettes sur les réseaux sociaux à l’image de Emmanuelle Jarry ou du site Marmiton.org.
Ces dernières décennies ont donc révélé, suite à l’influence des réseaux sociaux mais aussi des émissions esthétisantes comme Top Chef ou Chef’s table, l’importance grandissante du design culinaire. En effet, les livres de cuisine ont davantage mis l’accent sur la présentation des plats, sur leur mise en scène et les photographies sont devenues plus sophistiquées, les faisant évoluer pour devenir aussi bien des objets visuels autant que des guides culinaires.
Le livre de cuisine a connu des développements notables, aussi bien dans sa forme et son fond que dans son accessibilité, mais en lien avec les évolutions de la société et le développement des technologies et il semble aujourd’hui plus vivant et plus protéiforme que jamais.
Nathalie Louisgrand, Enseignante-chercheuse, Grenoble École de Management (GEM)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.