Louis Maurice Boutet de Monvel, avec accompagnements. de Ch. M. Widor, Vieilles Chansons. et danses pour les petits enfants, Paris, Plon, 1931 – (inv. 1978.07083) Musée national de l'Education, exposition Eh bien chantez maintenant
Chansons pour enfants : histoire d’un répertoire
Michel Manson, Université Sorbonne Paris NordLes chansons, comme les contes, appartiennent à une tradition orale caractéristique d’une culture dite « populaire », désignant en fait le mode de vie et de pensée des sociétés traditionnelles, essentiellement rurales. La transmission orale des contes et des chansons permet leur perpétuelle transformation. En les fixant par écrit, on les fige. S’adressant à tous les âges et aux deux sexes, les contes ont fini par s’intégrer dans une culture enfantine qui les a remodelés à son usage et transformés en livres pour enfants, avec des illustrations et des mises en scène éditoriales.
La même chose se produit pour les chansons, mais avec un décalage chronologique. Alors que le processus s’est amorcé dès la fin du XVIIe siècle pour les contes, il ne se met en marche qu’au XIXe siècle pour les chansons. Examiner ce patrimoine vivant depuis deux siècles, tel est le but de l’exposition Eh bien, chantez maintenant ! qui ouvre le 4 juin 2022 au Musée national de l’Éducation (Munaé) à Rouen.
Une histoire complexe
L’histoire de cette « acculturation » qui fait entrer certaines chansons populaires dans la culture enfantine et dans les livres pour enfants au prix d’un certain nombre de transformations, est une histoire complexe, en partie parce que le mot « chanson » désigne des textes accompagnés de musique, de natures très différentes, de la berceuse à la comptine, de la formulette rythmée à la ronde et à la chanson proprement dite.
Berceuses et formulettes existent depuis l’Antiquité, mais l’histoire qui nous intéresse devient perceptible au XVIIIe siècle par l’appropriation de certaines chansons par les enfants eux-mêmes. Ainsi, arrivant à Avignon en 1761, le compagnon vitrier Ménétra entonne, sur le pont lui-même, Sur le Pont d’Avignon que son parrain lui chantait lorsqu’il était enfant.
Un répertoire privilégié, constitué dès l’Ancien Régime, va se compléter par des chansons nouvelles, comme La mère Michèle, apparue vers 1810, comme nous avons pu le montrer. L’existence de ce répertoire est connue des éducateurs et en particulier de ceux qui s’intéressent à la culture ludique enfantine et publient des recueils de jeux d’enfants, avec les rondes enfantines.
C’est ainsi que la tradition orale commence à se figer par la publication. Mais tout un travail d’adaptation à l’enfance va s’effectuer jusqu’aux années 1870 sur les textes, les musiques, leur accompagnement et les illustrations.
Les premières éditions de chansons enfantines
Des recueils de jeux d’enfants publient des chansons de rondes : en 1827 celui de Mme Celnart, Manuel complet des jeux de société, en donne 24, son édition de 1867, 44. Mme de Chabreul, dans ses Jeux et exercices des jeunes filles (1856) en fait connaître 28. On y reconnaît Nous n’irons plus au bois, Il était une bergère, Compagnons de la marjolaine, Le furet du bois joli, mais les plus connues ont été publiées en 1846 par Dumersan, dans le premier recueil français de Chansons et rondes enfantines. Sur les 29 chansons qu’il donne, la moitié était encore chantée après la Deuxième Guerre mondiale.
À son époque, on commence aussi à publier des chants pour les salles d’asile (Chevreau-Lemercier, 1845 ; Pape-Carpentier, 1849) qui accueillent les jeunes enfants, mais les emprunts à la culture populaire sont peu nombreux : il s’agit de forger une culture scolaire. Au même moment, des professeurs de musique publient aussi des recueils pour les enfants (de Haller, 1844), mais l’un d’eux, Lebouc, fait en 1860 des arrangements faciles pour un répertoire de chansons enfantines qui s’est transmis jusqu’à nous.
Dans l’imagerie populaire, par exemple chez Pellerin à Épinal, des chansons de ce répertoire sont publiées, avec une image par chanson ou en planches de douze cases. Dans toutes ces premières éditions de chansons de 1820 à 1860, il ne s’agissait pas encore de « vrais » livres pour enfants, édités par les professionnels de la littérature enfantine, imagés par des illustrateurs pour enfants.
Les premières tentatives s’effectuent dans les périodiques pour la jeunesse. Ainsi, Hachette, dans La Semaine des Enfants publie, de 1857 à 1873, des chansons illustrées par Castelli. Elles sont rassemblées en un volume publié en 1876, avec la musique arrangée par Verrimst, mais toutes ne sont pas adaptées pour les enfants.
La seconde tentative est celle de Hetzel qui publie une collection, Rondes et chansons de l’enfance, de 14 albums illustrés par Froelich, de 1875 à 1883, un par chanson. Mais l’entreprise est gâchée par de Gramont, qui réécrit les chansons traditionnelles d’une façon peu crédible, souvent ridicule, et même les images de Froelich, transformant l’univers adulte populaire en personnages enfantins (le roi Dagobert en petit garçon en chemise !), ne réussissent pas toujours à convaincre.
Cependant, il faut noter cette volonté de faire pénétrer les chansons dans la culture enfantine en les transformant en album, où l’image prend la place principale, et en retravaillant le texte. La musique n’est pas imprimée, ce qui implique qu’on se repose sur les airs traditionnels connus de tous, et qu’on ne cherche pas à faire l’éducation musicale des enfants lecteurs.
Le bouleversement de l’illustration
Boutet de Monvel a bouleversé l’illustration de livres pour enfants, utilisant la ligne claire et le symbolisme des couleurs. Il va travailler la mise en page des chansons enfantines, « créant une ambiance et un monde dans lequel les enfants pénètrent sans difficulté » (Cousin, 1988).
Il s’exerce dès 1881 dans le périodique Saint Nicolas, Journal illustré pour garçons et filles, où il pressent l’intérêt de la double page, avant de publier deux albums : Vieilles chansons et rondes pour les petits enfants (1883) avec Widor pour la musique, puis Chansons de France pour les petits Français (1884) avec Weckerlin pour la musique.
Mettre en image musique et textes qui appartiennent à des genres différents (récits, additions de séquences similaires, formes dialoguées) nécessite de varier les dimensions de l’image (page simple ou double page), d’unir graphiquement texte encadré et image, de construire des lignes répondant à celles des portées de musique. Il utilise souvent le cadre de l’espace-texte comme sol-surface, ce qui unit non seulement les espaces texte et image, mais aussi fait comprendre que les personnages sont nés des paroles de la chanson.
Ces personnages sont des enfants spectateurs, auditeurs ou acteurs des chansons, parfois déguisés en adultes. Son travail d’aplat permet d’évacuer le réel dont il supprime la violence et la guerre.
Il met la musique en images, en représentant des situations musicales ou en la transposant graphiquement avec « des rythmes et des variations plastiques homologues aux rythmes et aux variations musicales » (Nières-Chevrel, 1997). Ainsi, Boutet de Monvel répond pleinement au défi de faire passer les chansons enfantines de la forme orale au livre pour enfants.
L’essor des chansons scolaires
Sous la IIIe République, les chansons scolaires vont prendre un important essor, en particulier avec les recueils de Bouchor (quatre volumes de 1895 à 1911, un après la guerre), qui firent bientôt partie de la culture scolaire. Elles transmettent des leçons de morale, font l’éloge des grandes vertus et font peu appel à l’imaginaire enfantin.
Par contre, les folkloristes multiplient les enquêtes et les collectes (Rolland, 1883), et même le musicien Weckerlin, qui avait publié l’album avec Boutet de Monvel, dit avoir collecté à Paris et dans toutes les provinces la centaine de chansons qu’il publie en deux volumes, en 1886 et 1889, illustrées par plusieurs artistes renommés.
Pour les albums, il faut attendre les années 1930 pour que des illustrateurs nouveaux s’attaquent à renouveler l’univers graphique des chansons enfantines : Franc-Nohain, Minost, Ivanovsky illustrant les chansons de Vérité.
Tous sont réédités dans les années 1940 et 1950, suivis par les albums de comptines pour les plus petits, initiés par le recueil de Roy en 1926, qui vont marquer une étape nouvelle dans la construction d’un répertoire de livres chantés pour les enfants.
Michel Manson, Historien, professeur émérite en sciences de l'éducation, Université Sorbonne Paris Nord
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.