Ce que le livre d’occasion dit de la lecture

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Ce que le livre d’occasion dit de la lecture

Les Français achètent de plus en plus de livres d'occasion. Pxhere, CC BY
Claude Poissenot, Université de Lorraine

Depuis une dizaine d’années, le marché du livre d’occasion est en croissance. Alors que les acheteurs de livres neufs diminuent (de 5 et 12 % selon les sources) entre 2014 et 2022, les acheteurs de livres d’occasion sont de plus en plus nombreux (entre 27 % et 37 %). Autrement dit, l’achat de livres aurait sensiblement diminué sans le concours du marché de l’occasion. Ce phénomène de recomposition des pratiques d’accès aux livres (qui inclut les boîtes à livres) s’opère discrètement mais une étude pour la Société française des intérêts des auteurs de l’écrit (SOFIA) sur le marché du livre d’occasion nous permet de le questionner. Plus précisément, on peut se demander ce que ces changements révèlent du rapport de nos contemporains à la lecture.

Le papier, support privilégié des lecteurs

Nous sommes entourés d’écrans et nous leur consacrons beaucoup de temps (3h14 par jour chez les 15 ans et plus selon l’enquête du CNL de 2023). Depuis le début des années 2000, les innovations numériques ont régulièrement alimenté les débats sur la fin du livre. Or, le papier demeure un support privilégié de la lecture de livre. En 2022, c’est au maximum 5 % des livres achetés qui le sont en format numérique contre 15 % d’occasions et 80 % de neuf environ. Et cette répartition est stable depuis 2017. La submersion du livre numérique n’a toujours pas eu lieu et on est donc loin de la fin du livre depuis qu’il est stabilisé sous la forme du codex imprimé sur du papier… C’est que les lecteurs trouvent dans le papier une matérialité adaptée à leurs pratiques. Ils apprécient ce support qui les change des écrans.

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Et il faut rappeler cette présence massive du livre afin d’en prendre la mesure. Les instituts Kantar et GfK estiment entre 234 et 320 millions le nombre de livres neufs vendus par an entre 2014 et 2022 auxquels s’ajoutent entre 48 et 80 millions de livres d’occasion. Cela représente des volumes considérables qui marquent notre société. Par comparaison c’est nettement plus que le nombre de CD à son sommet en 2002 (plus de 150 millions).

De quoi la matérialité est-elle le signe ?

Le livre d’occasion repose sur l’idée d’une propriété temporaire et non exclusive. Les lecteurs qui revendent ou qui achètent acceptent qu’un même livre change de propriétaire. L’enquête montre que 66 % à 73 % des acheteurs d’imprimés ne s’approvisionnent que sur le marché du neuf. Ils envisagent l’achat du livre comme une histoire commune qui démarre par le neuf. Le livre encore immaculé apparaît comme la page blanche d’une histoire à écrire, celle de la relation entre lecteur, texte et auteur. Le marché du livre repose sur cette promesse implicite. Il est des livres qui nous ont construits et dont il serait difficile de se priver car ils nous relient à nous-mêmes.

Cette situation dominante est toutefois en train de changer puisque la part des acheteurs exclusifs de neuf a reculé de 5 à 8 points de 2014 à 2022. À l’inverse, les « mixeurs » qui achètent du neuf et de l’occasion a augmenté et atteint désormais de 23 à 28 %. Cette population conjugue des pratiques d’achats différentes selon l’intention qui les habite.

Mais l’enquête montre qu’« un acheteur d’occasion revend […] davantage ses livres (achetés neufs ou d’occasion) qu’un acheteur de neuf. » Quand la norme de l’achat neuf est transgressée, celle de ne pas revendre ses livres l’est également. Le rapport à l’objet l’emporte sur l’objet lui-même. Le lecteur fait prévaloir son autonomie sur le « respect » dû à l’objet. Cet assouplissement du rapport au livre marque le marché du livre puisque ces « mixeurs » procèdent à 42 à 47 % des achats de livres. Le livre fétiche d’une croyance collective cède peu à peu sa place au livre choisi, élu (ou revendu) au gré d’une décision personnelle. Et les acheteurs d’occasion sont souvent en veille, attendant la disponibilité d’un titre précis (40 % le font systématiquement ou souvent). « Je » décide, y compris d’attendre la bonne occasion.

Poche ou grand format ?

Mais peut-on repérer ce qui fait d’un livre qu’il sera acheté neuf ou d’occasion, conservé ou, au contraire, remis sur le marché de l’occasion ?

Le format poche se révèle plus propice à la revente que le grand format. Ce résultat étonnant montre que l’attachement au livre passe par ce critère. Plus grand, plus cher, peut-être plus souvent offert ou reçu en cadeau, le grand format fait l’objet d’un investissement (subjectif et objectif) plus important que le poche. Il remplit davantage une fonction de trace mémorielle.

À l’inverse, le format de poche est plus souple dans sa matérialité et dans le rapport que l’on entretient avec. Quand il s’agit d’acheter d’occasion, les lecteurs se concentrent sur le contenu plutôt que le format.

Livres illustrés encore plus supports de soi ?

Quand on demande aux lecteurs le type de livre qu’ils achèteraient plutôt en neuf ou en occasion, on perçoit une différence assez sensible entre la littérature (tous genres confondus) d’une part et les beaux livres et livres d’art ainsi que les BD, mangas, comics d’autre part. La littérature arrive en tête dans les livres que les lecteurs sont prêts à acheter d’occasion là où les autres genres sont préférentiellement achetés neufs. Ce résultat est surprenant car beaux livres et BD sont plus chers que les autres. La logique de réduction des coûts par l’occasion semble trouver ici une limite que l’on peut essayer d’interpréter.

Les types de livre le moins achetés d’occasion ont en commun de comporter des images. Les lecteurs semblent vouloir être les premiers à se les approprier. À l’inverse, la lecture de roman conduit à la production d’images mentales qui dépendent peu ou pas de l’apparence du livre, lequel peut être plus facilement acheté d’occasion. Le virage de la culture vers l’audiovisuel affecte aussi le livre (neuf comme occasion) en accordant une place plus importante aux images mais aussi en suscitant chez les lecteurs un intérêt accru pour elles.

La fracture entre petits et gros lecteurs

Le marché du livre neuf et de l’occasion donne à voir une distribution des lecteurs très inégale selon l’intensité de leurs pratiques. Pour le neuf, les petits acheteurs (1 à 4 livres par an) sont deux fois plus nombreux que les gros acheteurs (12 et plus). En revanche, ils pèsent nettement moins dans les ventes que les gros car ceux-ci cumulent autour de 35 achats en moyenne. Et cette tendance s’est plutôt renforcée en 2021 et 2022 par rapport à 2018. On assiste donc à une concentration des ventes de livres dans une part réduite de la population. Cette tendance s’observe de façon très semblable pour le marché de l’occasion.

Ces constats entrent en totale cohérence avec l’évolution des pratiques de lecture. L’enquête « Pratiques culturelles des Français » de 2018 montrait de façon très nette une augmentation de la part des 15 ans et plus à déclarer n’avoir lu aucun livre dans l’année alors que la part des lecteurs intensifs avait cessé de diminuer. Une sorte de fracture semble s’opérer entre des non-lecteurs plus nombreux et des lecteurs intensifs qui maintiennent voire accentuent leurs pratiques.

Défendre son pouvoir d’achat

L’occasion est bien sûr un moyen de faire des économies. C’est la possibilité de conserver des pratiques en réduisant leur coût. Et quand on interroge les acheteurs d’occasion, 76 % mettent en avant le souci de faire des économies alors que la motivation écologique n’est citée que par un tiers d’entre eux. La fin du mois est bien prioritaire.

Et en effet, le prix de l’occasion est en moyenne 2,5 fois moins élevé que celui du neuf. Et pour certains types de livres, cela peut se révéler important. Ainsi, les livres jeunesse dont les ventes ont été quasi stables (+1 %) pour le neuf entre 2014 et 2022 ont augmenté de 56 % pour l’occasion. La lecture aux jeunes enfants demande un volume de titres important car ce sont souvent des livres peu épais et illustrés et dont la lecture est régulière, voire quotidienne. Dès lors elle peut donc constituer un budget élevé. Et d’ailleurs, l’achat d’occasion concerne davantage les foyers avec enfants que les foyers sans. L’occasion peut prendre place en complément de pratiques d’emprunt en bibliothèques publiques dont on sait que les sections jeunesse totalisent 38 % du volume total des prêts.

L’achat d’occasion intéresse aussi des catégories de population au pouvoir d’achat modeste. Les étudiants soutiennent ainsi le secteur des livres universitaires et les catégories populaires le secteur des livres pratiques dont les ventes ont presque doublé entre 2014 et 2022. Mais l’achat d’occasion concerne tous les segments de l’édition et donc tous les publics. Par exemple, l’étude estime qu’un roman sur trois (tous genres confondus) est acheté d’occasion.

Le marché de l’occasion apparaît donc comme une opportunité ou une nécessité mais ne constitue pas un marché réservé aux personnes les moins favorisées. L’émergence des plates-formes en ligne a finalement démocratisé l’accès au livre d’occasion au sens où il s’est ouvert à un public plus large que les étudiants et catégories populaires urbaines.

D’ailleurs les acteurs traditionnels de l’occasion (braderies, marchés, brocantes et bouquinistes) ne sont cités que par 18 % des acheteurs d’occasion, ce qui montre que l’essentiel du marché passe désormais par le numérique.

En croissance, le marché de l’occasion est porté par les catégories défavorisées et les jeunes qui l’utilisent pour revendre plus que les autres catégories. La nécessité de réduire les dépenses du foyer prévaut. Et l’enquête montre d’ailleurs que, globalement deux tiers des vendeurs écoulent moins de 10 livres par an pour un gain inférieur à 50 euros. Une taxe réduirait l’attractivité du marché et concernerait en premier lieu des particuliers en lutte pour défendre leur pouvoir d’achat. Elle ne permettrait pas de promouvoir la lecture.

Claude Poissenot, Enseignant-chercheur à l'IUT Nancy-Charlemagne et au Centre de REcherches sur les Médiations (CREM), Université de Lorraine

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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