Au collège et au lycée, les cours de latin sont-ils en voie de disparition ?
Claude Lelièvre, Université Paris CitéCes derniers temps, l’attention s’est focalisée sur la place des mathématiques dans le cadre de la réforme du lycée et des baccalauréats généraux. La place de l’enseignement du latin, et plus généralement des humanités classiques, qui avait dans le passé plusieurs fois défrayé la chronique, est passée au second plan. Et pourtant, cela bouge encore et peut donner sens aux évolutions en cours, car la place des humanités classiques dans l’enseignement secondaire a été un grand marqueur culturel et social. Et ce n’est sans doute pas fini.
Au milieu du XIXe siècle, dans l’enseignement secondaire classique (le seul secondaire qui existe alors, réservé de fait à moins de 2 % des garçons, de milieux socioculturels privilégiés), un lycéen, en suivant un cursus complet de la sixième à la terminale, passe 40 % de son temps en latin et grec (deux fois plus en latin qu’en grec), 13 % en français, 11 % en histoire-géographie, 11 % en mathématiques et en sciences, 8 % en langue vivante.
Des moments cruciaux jalonnent le recul progressif et plus que séculaire du latin dans les cursus du secondaire. En 1880, Jules Ferry reporte le début de l’apprentissage du latin à la classe de sixième, alors qu’auparavant son enseignement commençait deux ans plus tôt, dès les classes élémentaires des lycées et collèges. La réforme de 1902 institue « la diversification de la culture secondaire normale ». Après un premier cycle classique (où le grec est introduit à titre facultatif en quatrième et troisième), trois sections se distinguent en seconde : une section latin-grec (A), une section latin-langues (B), une section latin-sciences (C) ; mais il existe désormais en outre une section moderne dite langue-sciences (D) qui succède, elle, à un premier cycle sans latin.
Mais le coup de grâce pour beaucoup des tenants des humanités classiques, c’est la décision du ministre de l’Éducation nationale Edgar Faure de reporter en quatrième le début de l’apprentissage du latin à partir de la rentrée scolaire de 1968.
Interroger les civilisations antiques
Même si le cursus et la place du latin ont été plusieurs fois sensiblement modifiés, son enseignement est loin d’avoir disparu, bien au contraire à certains égards sur le plan quantitatif. À la rentrée 1971, la proportion d’élèves de quatrième générale qui étudient le latin est de 20 %. Le taux de latinistes va croître, lentement mais sûrement, pendant une vingtaine d’années, et atteindre 29 % à la rentrée 1990. À partir de la dernière décennie du XXe siècle, on entre dans une ère de déclin lent mais le plus souvent continu. Le taux passe de 29 % en 1990 à 22 % en 2000. Et l’on en est à 13,6 % en 2021.
Entre-temps, François Bayrou, un ancien professeur de lettres classiques qui devient ministre de l’Éducation nationale en avril 1993, a décidé qu’à partir de la rentrée 1996, les élèves pourront choisir une option latin dès leur entrée en cinquième. Les Instructions officielles qui définissent les programmes de cette réforme Bayrou indiquent que « notre civilisation et notre langue héritent des cultures et des langues de l’Antiquité ; l’apprentissage des langues anciennes a donc pour but de retrouver, d’interroger et d’interpréter dans les textes les langues et les civilisations antiques pour mieux comprendre et mieux maîtriser les nôtres dans leurs différences et leurs continuités ». Il y a là une inflexion certaine de la finalité attribuée à l’enseignement du latin, et plus généralement à ce que l’on appelait les humanités classiques.
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Au début du XIXe siècle, c’est Napoléon Ie qui avait réintroduit la dominance de l’enseignement classique pour l’élite masculine après l’expérience des Écoles centrales (de type « encyclopédique ») créées durant la Révolution française. Il s’agissait avant tout de donner de bons modèles éducatifs, d’avoir de « bonnes fréquentations » (attestées et sélectionnées par le temps), bien plus que des connaissances au sens factuel et/ou langagier. On recourt à une Antiquité de morceaux choisis (les « selectae ») que l’on fréquente assidûment par le biais de longs exercices de traduction. La pédagogie du modèle et des « trésors littéraires » règne en maître. Et ce ne sont nullement la maîtrise et la bonne compréhension du français qui sont alors visées.
Au début de la IIIe République se met en place une première inflexion importante (qui n’est pas sans rapport avec le mot d’ordre qui apparait aussi à ce moment-là dans l’enseignement primaire : « apprendre à apprendre »). On peut citer en particulier à ce sujet l’un des grands idéologues de l’École républicaine, Michel Bréal : « le profit inestimable qui réside dans l’étude d’une langue morte, c’est qu’elle dépayse l’esprit et l’oblige à entrer dans une autre manière de penser et de parler. Chaque construction, chaque règle grammaticale qui s’éloigne de l’usage de notre langue, doit être pour l’élève une occasion de réfléchir ».
La vraie question n’est pas la maîtrise effective du latin (ou du grec) par les bacheliers, mais de s’assurer qu’ils ont exercé leur intelligence et progressé dans la démarche méthodique. Ce qui compte, ce n’est pas le résultat en termes de connaissances (savoir le latin, du latin), mais le parcours (le bon chemin, « methodos » en grec). Et cette conception débouchera finalement sur une formule promise à un grand succès, celle attribuée à Édouard Herriot dans l’entre-deux – guerres : « la culture, c’est ce qui reste quand on a tout oublié », et à l’affirmation concomitante qu’« il n’y a nul besoin de connaître le latin : il suffit de l’avoir appris ».
Disparités socioculturelles
Où en est-on maintenant ? Dans une interview parue le 29 septembre 2018 dans le JDD, l’ancien ministre de l’Éducation nationale Jean-Michel Blanquer avait affirmé que « ce qui se joue avec les langues anciennes, c’est notre capacité à avoir des racines et des ailes. Le latin et le grec sont la sève de notre langue. Nous devons les cultiver, et les considérer non pas comme des langues mortes, mais comme l’essence vitale de notre langue. »
Pour ce qui concerne le second cycle du second degré, l’arrêté publié au Journal officiel du 25 janvier 2019 indique que « les points excédant 10 sur 20 de l’évaluation des résultats de l’élève au cours du cycle terminal pour chaque enseignement optionnel « Langues vivantes et culture de l’Antiquité », retenus et multipliés par un coefficient 3, s’ajoutent à la somme des points obtenus à l’examen ».
Image by Peter H from PixabayCet arrêté est la conséquence d’une promesse faite par le ministre Jean-Michel Blanquer lors de son interview dans le JDD du 29 septembre 2018 : « le latin et le grec seront pris en compte dans la note de contrôle continu et seront, en plus, les deux seules options qui rapporteront des points bonus dans le nouveau baccalauréat ». Promesse assortie d’une justification quelque peu étonnante, l’ancien ministre ayant ajouté que ce serait « un élément de justice sociale et d’intégration »
Les statistiques ministérielles montrent en effet que le choix du latin est fortement lié à l’origine socioculturelle. Dans le second cycle, 4,5 % des élèves de l’enseignement général et technologique de milieux très favorisés choisissent le latin, contre 2,4 % des élèves venant d’un milieu moyennement défavorisé et 1,7 % des défavorisés. Cette disparité selon l’origine socioculturelle existe dès le collège où le latin est choisi par 24 % des élèves très favorisés contre 12,8 % des élèves moyennement favorisés et 9,4 % des défavorisés.
En dépit de ces disparités socioculturelles, on peut noter que le pourcentage d’une classe d’âge bénéficiant d’un enseignement du latin est beaucoup plus élevé actuellement que durant tout le XIXe siècle (où c’était le cas de moins de 2 % des garçons, quasiment tous par ailleurs de catégories socioculturelles privilégiées). Il y a certes une lente mais continue décrue des effectifs depuis la dernière décennie du XXe siècle, mais on est encore loin d’une quasi-disparition de la place du latin (même si son importance dans les cursus d’enseignement s’est amoindrie). In fine, on retiendra que les finalités de son enseignement ont varié de façon importante au cours de sa longue histoire, la dernière mouture des programmes scolaires se situant pour l’essentiel davantage dans la mouvance de l’inflexion datant du ministère Bayrou que dans celles mises en avant à partir du Premier Empire ou de la IIIe République :
« Les programmes sont fondés sur une pratique renouvelée de la traduction […]. Cet exercice dépasse le cadre traditionnel de la version et conduit à développer des pratiques de traduction contextualisée […]. Il importe, dans les évaluations, de donner pleinement leur part à des questions portant sur la compréhension et l’interprétation des textes antiques, modernes et contemporains proposés en confrontation. »
Claude Lelièvre, Enseignant-chercheur en histoire de l'éducation, professeur honoraire à Paris-Descartes, Université Paris Cité
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.