Ukraine : trois scénarios de rupture
Florent Parmentier, Sciences Po et Cyrille Bret, Sciences PoFaut-il se préparer au pire ? Pour l’Ukraine ? Pour la Russie ? Et pour l’Europe tout entière ? Si le pire n’est jamais certain, le « déjà-vu » n’est pas nécessairement le plus probable. Avec ce conflit hautement évolutif, il ne faut exclure ni les ruptures majeures, ni les catastrophes inattendues. La guerre en Ukraine n’est pas finie. Mais rien ne dit qu’elle continuera comme elle a commencé.
Un an après le début de l’invasion russe, plusieurs scénarios probables se profilent (nous les avons détaillés) : celui d’une reconquête par l’Urkaine de la partie est de son territoire ; celui de succès russes tangibles dans le sud et le nord du pays ; enfin, celui d’un conflit non résolu mais meurtrier de grande ampleur déstabilisant durablement la sécurité collective européenne.
Ces scénarios probables n’épuisent pourtant pas le champ des possibles.
Des scénarios de rupture doivent être également envisagés, sur un mode exploratoire, car la guerre d’Ukraine a multiplié les surprises tactiques et stratégiques : l’offensive russe a surpris les états-majors européens ; la résistance ukrainienne a pris de court les autorités russes ; l’unité européenne a battu en brèche les anticipations, etc. La guerre en Ukraine ne demande pas seulement la prospective des évolutions probables ; elle exige l’anticipation des ruptures possibles.
Le scénario Mannerheim ou la partition forcée de l’Ukraine
La hiérarchie militaire de Moscou estime au départ que quelques jours suffiront pour obtenir une victoire totale. Son attaque, visant à récupérer un ancien territoire de l’empire tsariste, lui vaut une très large condamnation internationale. La guerre est dure, la résistance adverse très déterminée. Malgré un bilan humain, économique et diplomatique très lourd, Moscou réussit à faire main basse sur une partie du territoire adverse.
Ce scénario est « bien connu » en Russie : c’est celui de la guerre de Finlande, il y a presque 85 ans.
Lors de la guerre d’Hiver (novembre 1939 – mars 1940), l’URSS avait attaqué la Finlande, laquelle avait obtenu son indépendance de la Russie fin 1917, peu après la prise du pouvoir par les bolcheviks. L’agression soviétique fait suite à l’échec de la négociation soviéto-finlandaise au sujet de la création d’un espace tampon protégeant la ville de Saint-Pétersbourg ; elle découle également du Pacte Molotov-Ribbentrop, qui faisait entrer la Finlande dans la zone d’influence soviétique.
L’agression soviétique avait provoqué l’exclusion de l’URSS de la Société des nations. En dépit d’une résistance acharnée, à un contre quatre, et parfois bien moins, et du fait de l’épuisement de stock de ses munitions, Helsinki fut contrainte de céder une région essentielle de son territoire, la Carélie. La conclusion du Traité de Moscou, signé à l’issue d’une guerre terrible et meurtrière, doit beaucoup à l’autorité du maréchal finlandais Mannerheim, qui a appelé ses troupes à accepter de douloureuses concessions, lesquelles devaient néanmoins confirmer la souveraineté et l’indépendance de la Finlande.
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Certains cercles dirigeants de Kiev sont-ils en train de préparer l’opinion nationale à perdre une partie du territoire du pays afin d’éviter un alourdissement du bilan humain pour les Ukrainiens, ce qui correspondrait à une sorte de « moment Mannerheim » ?
En décembre, le chef d’état-major des armées Valeri Zaloujny a demandé aux Occcidentaux de fournir à l’Ukraine dès que possible 300 chars, 600-700 véhicules de combat d’infanterie et 500 obusiers. En dépit de l’annonce de la livraison des chars Leopard de fabrication allemande, des Abrams américains et des Challenger 2 britanniques, il n’est pas certain que ces armes soient livrées à temps pour contenir une nouvelle offensive russe. En outre, une diversité de matériels engendre pour une armée des difficultés logistiques : les besoins ne sont pas les mêmes ; l’approvisionnement en pièces détachées est plus compliqué à organiser ; le temps de formation, incompressible, retarde d’autant l’effectivité du renfort armé.
En cas de reculs ukrainiens sur le terrain, le président Zelensky serait probablement tenu responsable par l’opinion publique des difficultés militaires, et l’armée deviendrait la valeur refuge d’une grande partie de la société. Les multiples démissions et limogeages des dernières semaines, sur fond de scandales de corruption, sont peut-être une manifestation de sourdes luttes intestines qui n’ont pas encore émergé, mais qui bouillonnent de manière sous-jacente.
Tout cela pourrait aboutir à une rupture dans la posture stratégique constante de l’Ukraine. Celle-ci consentirait, en partie peut-être sous la pression de ses partenaires, à une réduction de son territoire internationalement reconnu en 1991, en échange de garanties de sécurité.
Le scénario de l’emploi de l’arme électromagnétique
Tandis que se déroule dans le Donbass la sanglante bataille de Bakhmout, l’état-major ukrainien anticipe depuis plusieurs semaines la possibilité d’une puissante nouvelle offensive russe, pas seulement dans le Donbass, mais aussi depuis le Nord. Il ne s’agirait pas d’une attaque des seules forces biélorusses ; en dehors de quelques supplétifs et spécialistes sur des profils déterminés, l’apport armé de Minsk serait faible.
En revanche, une véritable rupture serait le déclenchement d’une nouvelle offensive russe depuis (et avec) la Biélorussie. Cette attaque viserait Kiev, qui ne se situe qu’à 150 km de la frontière… à moins que l’objectif ne soit d’empêcher la livraison des armes occidentales, en se positionnant à la frontière polono-ukrainienne. Que le but fixé soit l’un ou l’autre (ou les deux), les Russes pourraient faire exploser une bombe à impulsion électromagnétique de forte ampleur près de Lviv, la grande ville de l’ouest de l’Ukraine, située à proximité de la frontière polonaise.
Les effets seraient dévastateurs pour la suite de la guerre. En effet, en libérant une onde électromagnétique très brève et de forte amplitude, une telle explosion rendrait les appareils électroniques inopérants à plusieurs dizaines de kilomètres à la ronde. Un cadre adéquat pour lancer une offensive dans un brouillard stratégique, et prendre l’armée ukrainienne à revers.
Un tel développement pourrait aussi entraîner des effets secondaires significatifs pour les voisins polonais et baltes, ainsi que pour les livraisons d’armes. Un moindre approvisionnement en armes, couplé à une fatigue des opinions publiques européennes, constituerait une rupture qui affaiblirait nettement le camp ukrainien. Le plus sûr moyen d’y arriver serait encore de faire exploser une bombe atomique non au sol, mais en haute altitude.
Le scénario de l’escalade incontrôlée, jusqu’au nucléaire ?
L’historien australien Christopher Clark a montré comment un enchaînement de décisions a pu déboucher sur la Première Guerre mondiale, sans qu’aucun acteur n’ait recherché la guerre en première intention. Cette peur de l’escalade incontrôlée explique sans doute en partie la politique prudente de l’Allemagne vis-à-vis du conflit russo-ukrainienne, d’Angela Merkel à Olaf Scholtz.
Le scénario de l’escalade se nourrit d’abord des discours et des idées. La surenchère verbale constitue un véritable « piège rhétorique », qui contraint les acteurs : la référence récurrente à la « Grande guerre patriotique » côté russe alimente une vision eschatologique du conflit : c’est la survie même de la Russie qui serait en jeu, ce qui implique que le recours au nucléaire, en dernière instance, doit être envisagé.
Au-delà de la rhétorique, les livraisons d’armes à l’Ukraine nourrissent évidemment cette escalade. Progressivement, les premières livraisons ont permis d’envoyer des armes soviétiques, puis des armes de type OTAN. La livraison des canons HIMARS et des Caesar a coïncidé avec la préparation de la contre-offensive ukrainienne réussie de l’automne. Il est parfaitement logique pour l’Ukraine de demander un soutien en armement toujours plus important. Après les tanks, la prochaine étape ne serait-elle pas d’envoyer des avions ?
Dans cette situation, on observe des deux côtés une foi en la victoire et un profond effroi quant à la perspective d’une défaite : pour la Russie, une défaite contribuerait à déconsidérer le régime et pourrait conduire à sa chute, voire au démantèlement du pays ; pour le camp d’en face, une défaite signifierait non seulement la fin du rêve d’arrimage à l’ouest de l’Ukraine, mais aussi une humiliation de l’OTAN, ce qui pourrait inciter la Russie, et d’autres acteurs comme la Chine, à déclencher d’autres attaques dans un avenir prévisible.
Quand pour toutes les parties engagées, la victoire apparaît possible et la défaite catastrophique, faut-il craindre le risque d’un va-tout nucléaire ? Ce qui est certain, c’est que la période actuelle est celle de la « vulnérabilité nucléaire », une notion qui permet de prendre en compte la dimension matérielle du risque nucléaire (il n’y a pas de protection contre des explosions nucléaires, délibérées ou accidentelles), mais également du rôle de la chance, trop souvent occulté par la croyance dans la sûreté et la contrôlabilité parfaite de ces systèmes d’armes (en dépit des risques d’accident et de manipulation à distance).
Cette peur avait été très présente lors des combats autour de la centrale de Zaporijia en août 2022, mais la menace de l’utilisation d’une arme nucléaire tactique est aussi régulièrement agitée dans les moments de difficulté par les autorités russes, afin d’impressionner l’opinion publique européenne. L’emploi en Ukraine d’une telle arme ne pourrait pas laisser les États-Unis sans réaction, sans qu’ils aillent pour autant jusqu’à une riposte nucléaire contre le territoire russe. Il n’en reste pas moins que nous serions dans une situation inédite et face à un danger paroxystique.
Ces trois scénarios de rupture, dont aucun n’apparaît positif pour l’Ukraine, n’ont pas aujourd’hui une probabilité forte. Mais les risques qu’ils comportent sont si considérables, spécialement pour les deux derniers, qu’il est indispensable de les avoir à l’esprit.
Florent Parmentier, Secrétaire général du CEVIPOF. Enseignant à Sciences Po. Chercheur-associé au Centre HEC Paris de Géopolitique, Sciences Po et Cyrille Bret, Géopoliticien, Sciences Po
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.