« Top Chef », l’émission qui élève les plaisirs sensoriels au rang d’art
Fabrice Raffin, Auteurs historiques The Conversation FranceC’est un spectacle total que livrent chaque semaine les candidats de « Top Chef », téléréalité à succès dont la saison 13 s’achève bientôt. Avec virtuosité, ils impressionnent par leur maîtrise de techniques surprenantes, parfois mystérieuses, souvent merveilleuses : des émulsions ou sauces que tout cuisinier se doit de connaître jusqu’à la chimie moléculaire, en passant par la cuisson aux flammes ou l’usage de la glace.
Les chefs-candidats se font gardiens du temple des saveurs et veillent à nous transmettre les harmonies de référence, les règles du bon goût gastronomique français. Ainsi disciples, ils s’activent sous les yeux rigoureux et bienveillants de leurs maîtres étoilés. Mais la tradition se fend sous les coups de leur imagination, de leur inventivité. Ils s’expriment et deviennent alors créateurs libérés des canons, puisant partout dans le monde, des ingrédients, important des techniques, inventant de nouvelles associations sous nos yeux. Par la création de ces plats originaux, uniques, ils deviennent de véritables artistes contemporains.
Les trois figures de l’artiste
Sur le plateau de M6 apparaissent ainsi les trois figures de l’artiste qui se superposent depuis l’antiquité : l’artisan, l’académicien et l’artiste-créateur telles que Raymonde Moulin les a définies. Ce dernier, figure encore aujourd’hui dominante et romantique de nos imaginaires artistiques, apparue au 19e siècle, engage tout son être dans la création, son histoire et son identité, sa sensibilité. Il est celui qui « donne tout et qui ne lâche rien », celui qui « ira jusqu’au bout » de son art, celui qui, à partir de son individualité tend vers l’expression d’une émotion « universelle ».
Avec ces émissions, la cuisine comme d’autres pratiques aux accents populaires, devenue gastronomie, se dirige peut-être vers une artification, une artistisation, pour être consacré comme un art à part entière.
Le cuisinier fait artiste n’est pas une invention récente, mais il atteint là un paroxysme de reconnaissance, révélant notre goût contemporain pour la culture évènementielle et spectaculaire. L’émission fonctionne comme un dispositif de consécration de nouveaux talents, à la fois par les pairs, par les instances légitimantes (par exemple, le Guide Michelin) et par le public.
Surtout, comme pour l’art moderne et l’art contemporain, il génère la reconnaissance par le marché, celui des restaurants étoilés. Pour les candidats, l’enjeu est grand. Il consiste à passer du statut d’exécutant, à celui de maître reconnu pour son art, un passage qui en quelques mois peut le conduire vers les étoiles ultimes, comme l’ont montré les saisons précédentes. Depuis le 19e, la reconnaissance artistique passe en effet par le marché, en art plastique comme en art culinaire, conduisant certains commentateurs à parler d’art-plastification de la cuisine (Caroline Champion, intervention inédite aux journées d’étude des 2 et 3 octobre 2012, INHA).
Sensorialité exacerbée
Au cœur de cette mise en scène hebdomadaire, la conception du plat est l’objet de toutes les attentions. Loin des nécessités biologiques, l’image valorise avant tout la beauté visuelle du plat. S’adressant à tous les sens du jury, ce dernier juge d’abord les harmonies de couleurs, l’originalité de la disposition et de la composition. Le visuel prime mais le jury, avant de goûter, nous parle des odeurs qu’il dégage. L’ouïe comme le toucher sont mobilisés pour le craquant d’une texture, la qualité d’une cuisson, lorsque les candidats et leurs mentors sont amenés à déguster dans le noir. Expérience esthétique totale, par rapport aux autres arts qui sollicitent seulement l’un ou l’autre de nos sens, l’art culinaire se distingue par la mobilisation simultanée des cinq et en premier lieu du goût. La difficulté de description des sensations infinies qu’il génère devient alors le centre de la mise en scène du jugement des pairs et des plats et cette description nous plonge dans l’abstraction.
Plaisir et expérience esthétique
L’attention prêtée au plat et la description des sensations qu’il procure nous conduisent à la troisième dimension, souvent oubliée dans les arts majeurs, caractéristique de l’expérience esthétique artistique : le plaisir. Mais le plaisir culinaire n’est pas le plaisir des arts « légitimes » et des beaux-arts en particulier, et peut-être que ce sont là les limites de l’artification de la gastronomie, tout au moins de son achèvement.
En effet, les hiérarchies esthétiques sont fragiles. Alors que l’on parlait de l’art culinaire comme du 9e art en 1923, il a été supplanté par la bande dessinée, tous deux jugés néanmoins socialement « inférieurs » aux beaux-arts légitimes.
La force de l’art culinaire, la mobilisation du goût qui le distingue des autres arts est également sa faiblesse, tant ces hiérarchies sont socialement construites sur des oppositions. Depuis le 18e siècle, depuis Kant et surtout Hegel, l’art légitime s’est construit sur la négation du corps et la valorisation d’un intellectualisme dont la bourgeoisie s’est saisie pour se constituer, comme le soulignait Bourdieu. Le plaisir de l’expérience artistique bourgeoise n’est pas physique. La noblesse de sentiment fait en effet mauvais ménage avec le ventre, et G. Simmel de souligner une irréductible différence lorsqu’il écrit : « Tandis que l’œuvre d’art tire l’essence de sa beauté de son intégrité, qui nous tient à distance, le raffinement de la table est une invite à l’effraction de sa beauté. »
Dans « Top chef » pourtant, chaque semaine, la compétition culinaire – que des esprits chagrins jugent incompatible avec l’art – qui plus est, rythmée par les messages publicitaires pour l’industrie agroalimentaire, ne cessent de nous faire rêver, pour le meilleur et pour le plaisir.
Fabrice Raffin, Maître de Conférence à l'Université de Picardie Jules Verne et chercheur au laboratoire Habiter le Monde, Auteurs historiques The Conversation France
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.