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Cet enfant grandira-t-il dans les mondes virtuels ? Jessica Lewis/Unsplash, CC BY-SA

Pascal Guitton, Université de Bordeaux

Cet article est publié en collaboration avec Binaire, le blog pour comprendre les enjeux du numérique.


En octobre 2021, Facebook a annoncé le développement d’un nouvel environnement virtuel baptisé Metaverse. Cette information a entraîné de nombreuses réactions tant sous la forme de commentaires dans les médias que de déclarations d’intention dans les entreprises. Comme souvent face à une innovation technologique, les réactions sont contrastées : enfer annoncé pour certains, paradis pour d’autres. Qu’en penser ?

De quoi parle-t-on ?

Le concept de métavers vient de la littérature de science-fiction. Le terme est apparu la première fois dans un roman de 1992, Le samouraï virtuel de Neal Stephenson, pour décrire un univers généré par ordinateur auquel on accède à l’aide de lunettes et d’écouteurs. D’autres romans avaient auparavant décrit des mondes virtuels plus ou moins similaires sous d’autres termes : simulateur dans un roman de Daniel F. Galouye de 1968, ou cyberespace dans les romans de William Gibson du début des années 1980, par exemple.

Les premières réalisations concrètes de ce concept remontent aux années 1990-1995 pour Active Worlds, aux États-Unis, ou 1997 pour Le deuxième monde, en France. Elles ont longtemps été limitées par les capacités techniques du moment.

Aujourd’hui, il existe un grand nombre de métavers, la plupart méconnus, et c’est l’annonce de Facebook/Meta qui a remis sur le devant de la scène médiatique ces environnements.

Même s’il n’existe pas de définition précise, on peut lister quelques éléments caractéristiques d’un métavers :

  • C’est une réalisation informatique qui permet de créer un univers virtuel – ou monde ou environnement virtuel – dans lequel nous pouvons interagir

  • L’environnement virtuel créé est composé d’éléments de paysage ou de décor, d’objets divers et d’êtres animés autonomes ou contrôlés depuis le monde réel (on parle alors d’avatars).

  • L’environnement peut reproduire une partie du monde réel (la ville de Paris, dans Le deuxième monde), matérialiser des éléments abstraits de celui-ci (les éléments logiciels d’un ordinateur dans le film Tron, ou les interconnexions de réseaux informatiques dans le cyberespace de la littérature cyberpunk) ou proposer quelque chose de totalement nouveau.

  • Les lois de cet environnement virtuel et l’aspect et le comportement de ce qui le compose peuvent être similaires à ceux du monde réel, ou non (on peut donner à un avatar humain la possibilité de survoler une ville, par exemple).

  • L’accès à cet environnement se fait à travers des interfaces classiques (clavier, souris et/ou manette, écran éventuellement tactile) ou spécifiques (casque, lunettes, gants, etc.) qui permettent de percevoir le monde (via une représentation visuelle, sonore, haptique, olfactive) et d’interagir avec ce qui le compose.

A travers ces interfaces, diverses activités sont possibles : se déplacer, observer, créer ou modifier des éléments, en acquérir ou en échanger ; collaborer ou rivaliser avec d’autres personnes présentes.

L’environnement est accessible et utilisable simultanément par un très grand nombre de personnes.

L’environnement persiste dans la durée et évolue en permanence, qu’on y accède ou non, on le retrouve ainsi rarement dans l’état où on l’a laissé.

L’ensemble de ces caractéristiques permet à une société virtuelle de se développer, avec une culture propre, une économie.

D’où vient ce concept ?

Première idée reçue à déconstruire : les métavers ne sont pas issus d’une révolution technologique récente initiée par Facebook. Ils reposent sur de nombreux développements scientifiques, technologiques, applicatifs et évènementiels parfois anciens.

Les métavers s’inscrivent dans le domaine de la réalité virtuelle (RV) apparue au début des années 1980 et reposant sur une représentation immersive d’un environnement virtuel avec laquelle l’utilisateur peut interagir pour se déplacer et réaliser des tâches variées. La richesse de cette représentation et de cette interaction génère un sentiment de présence dans l’environnement virtuel qui favorise l’implication de l’utilisateur. Focalisées sur la compréhension de phénomènes, la conception d’objets ou systèmes et l’apprentissage de tâches, les applications de la RV se sont d’abord cantonnées à des secteurs comme les transports, l’industrie, l’architecture et l’urbanisme, la médecine, puis se sont ouvertes à d’autres domaines comme le tourisme, la culture et le divertissement.

Dans les années 1990, le développement des technologies numériques a permis la création d’environnements virtuels collaboratifs dans lesquels différents utilisateurs pouvaient être simultanément immergés. A la croisée de différents domaines (RV, communication médiatisée, environnements de travail numériques), les premiers environnements multi-utilisateurs ciblaient encore souvent des situations professionnelles, notamment la fabrication de véhicules (voitures, avions, lanceurs de satellites) dont les acteurs sont le plus souvent localisés sur des sites différents. Assez vite, cependant, on a vu émerger des environnements destinés à des publics et des activités plus larges. Mentionnons par exemple le Deuxième monde lancé en 1997 par Canal+ ou bien Second life lancé en 2003, qui a compté jusqu’à un million d’utilisateurs et reste aujourd’hui accessible.

Capture d’écran du jeu Second Life. HyacintheLuynes/Wikimedia, CC BY

Des recherches ont été menées sur les architectures nécessaires au passage à une plus grande échelle (en France, dans le cadre du projet Solipsis, par exemple). Le développement continu des technologies numériques a ensuite permis la diffusion à large échelle de matériels et logiciels précédemment cantonnés aux laboratoires de recherche ou des très grandes entreprises. L’apparition dans les années 2010 de casques de réalité virtuelle de très bonne qualité mais à coût nettement réduit a notamment permis le développement de nouveaux usages de cette technologie dans les environnements professionnels et domestiques.

Les métavers s’inscrivent aussi dans l’évolution récente des jeux vidéo. Ces jeux proposent depuis longtemps l’exploration de mondes virtuels, mais plusieurs tendances ont profondément changé la donne ces dernières années.

L’approche « monde ouvert » sur laquelle reposent certains jeux permet l’exploration libre du monde proposé, et non plus seulement la simple progression dans une structure narrative prédéterminée. Les jeux multi-joueurs en ligne sont devenus courants. La liberté d’action permet, au-delà de la simple coprésence, la collaboration ou la rivalité entre les joueurs. Les jeux leur permettent de communiquer par texte ou oralement, de se socialiser, de s’organiser en équipes, en clans. Certains sont conçus comme des plates-formes qui évoluent dans le temps à travers des mises à jour et ajouts significatifs (décors, objets, personnages animés, etc.), au point que l’on parle pour ces jeux de « saisons », comme pour les séries télévisées.

Des jeux permettent d’acquérir – en récompense à des actions ou contre de la monnaie virtuelle achetée dans le monde réel – des armes, ballons et autres objets, des tenues, des véhicules, des bâtiments, etc. Certains permettent aussi de créer des objets, de les échanger ou de les vendre. Une économie se crée ainsi au sein de ces environnements, inscrite dans la durée et avec des conséquences bien tangibles dans le monde réel. Ces sociétés et économies virtuelles attirent dans le secteur des jeux vidéo des entreprises d’autres secteurs comme ceux de la musique, pour y organiser des concerts, ou du luxe, pour y vendre des objets griffés.

Dofus (2004), Roblox (2006), Minecraft (2011), GTA online (2013), Fortnite (2017) ou les éditions récentes de Call of Duty (2003) illustrent la plupart des caractéristiques citées. Les briques technologiques créées pour réaliser ces environnements ont atteint un niveau très élevé de maturité et sont aujourd’hui utilisées dans de nombreux autres secteurs. Les « moteurs graphiques » Unity et Unreal sont ainsi couramment utilisés pour des applications dans les domaines de l’architecture, du cinéma ou de l’ingénierie. Ces briques pourraient jouer un rôle important dans la réalisation de nouveaux métavers, et sont valorisées comme telles.

L’engouement pour les métavers coïncide aussi avec un questionnement sur l’avenir des réseaux sociaux et la place des GAFAM, et de nouvelles possibilités offertes par les technologies de type blockchain. Les réseaux sociaux tels que nous les connaissons sont de formidables outils de communication, avec un effet démultiplicateur pour le meilleur et pour le pire. Les métavers ouvrent de nouvelles possibilités, proposent de nouvelles interactions sociales, au-delà de la simple communication à base de textes courts ou d’images. Ils sont l’occasion de repartir sur de nouvelles bases, avec l’espoir – pour les plus optimistes – qu’elles ne conduiront pas nécessairement aux mêmes dérives.

Les technologies blockchain offrent les moyens de créer de la rareté numérique (des objets numériques ne pouvant exister qu’en nombre fini), de vérifier l’authenticité et la propriété d’un objet, de tracer son histoire, de permettre à son créateur ou sa créatrice de percevoir une redevance sur ses reventes par le biais de « contrats intelligents ». On voit se construire au-dessus de ces technologies de nouveaux jeux/mondes comme Decentraland ou Axie Infinity dans lesquels les joueurs/utilisateurs sont aussi les créateurs et administrateurs du monde virtuel, et peuvent en tirer de réels profits.

Cette implication des utilisateurs dans la création et l’administration permet d’envisager à terme des mondes bien plus complexes. Ces nouveaux mondes s’inscrivent dans ce qu’on qualifie de « Web3 », un Internet décentralisé (au sens du pouvoir, pas de l’architecture informatique) qui permettrait aux utilisateurs de reprendre le contrôle aux acteurs qui dominent le système actuel.

Des décennies de romans et de films de science-fiction nous ont préparé aux métavers (Matrix, Real Player One ou Free Guy par exemple, en plus des romans ou films déjà cités). La pandémie de Covid nous a poussé à déployer en masse des moyens informatiques pour nous coordonner, communiquer et collaborer. Des réunions de travail, des cours, des conférences, des concerts et autres performances artistiques en public se sont déroulés dans des conditions inédites. Malgré certaines difficultés, une étape a été franchie avec la numérisation de ces activités. Peut-on envisager ces expériences et d’autres sous des formes numériques plus riches, à plus grande échelle, telles que nous les promettent depuis longtemps les fictions sur les métavers ?

Dans un texte de 2005, Cory Ondrejka (un des créateurs de Second Life) disait : >« Le métavers sera si énorme que seules des approches distribuées de la création pourront générer son contenu. Les utilisateurs devront donc construire le monde dans lequel ils vivront. […] Ces résidents attireront des utilisateurs occasionnels qui joueront à des jeux, constitueront un public et deviendront des clients. Cela constituera l’offre et la demande d’un énorme marché de biens et de services. Les créateurs ayant la propriété et les droits sur leurs créations, cela permettra la création de richesse et de capital qui alimenteront la croissance. Ce n’est qu’alors que le Metaverse basculera et que le monde, tant réel qu’en ligne, ne sera plus jamais le même. ».

La convergence des éléments cités plus haut nous amène-t-elle au point de bascule ? De nombreuses questions scientifiques, technologiques, politiques, juridiques, économiques et sociologiques (entre autres) se posent encore. L’excitation actuelle retombera-t-elle avant qu’on ait pu y répondre ? Saura-t-on y répondre ? D’autres préoccupations rendront-elles toutes ces interrogations futiles ? Difficile de formuler un avis définitif…

Pascal Guitton, Professeur, Université de Bordeaux

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.


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