Sergei Skripal était un homme prudent. L'ancien espion russe, devenu double agent britannique gracié par le Kremlin en 2010 dans le cadre d'un échange de prisonniers, avait choisi de s'installer à Salisbury, une cité prospère et tranquille de l'ouest de l'Angleterre. L'ancien agent, âgé de 66 ans, qui avait transmis au MI6 britannique d'importants documents sur les espions russes infiltrés au Royaume-Uni, coulait depuis huit ans une existence discrète à Salisbury. Cette ville pittoresque du Moyen Âge, réputée pour son impressionnante cathédrale gothique, est nichée à deux heures de voiture de Londres. Le plus rural des comtés d'Angleterre, dont les habitants ont un accent chantant et nasal, est à des années-lumière de l'agitation de la capitale. Quiconque n'a pas vécu ici au moins depuis trois générations est considéré comme… pakistanais, c'est tout dire. Les courants extérieurs ont à peine effleuré cette campagne anglaise bien grasse où la vie est rythmée par le pub, le culte des animaux, le jardinage, l'église et les cocktails.
Un cadre idéal pour l'ancien homme en gris, qui entendait à tout prix se faire oublier de ses anciens employeurs. Pas question pour lui de faire un grand battage médiatique, ce qui avait coûté la vie au pauvre Litvinenko, empoisonné en 2006 à Londres au polonium-210. Les enquêteurs britanniques avaient découvert que l'ordre de tuer Litvinenko était venu directement du Kremlin. Sans parler du dissident milliardaire, Boris Berezovski, ennemi numéro un du régime, retrouvé pendu en 2013 dans son manoir d'Ascot. Au moins une dizaine de réfugiés russes au Royaume-Uni ont trouvé la mort dans des conditions inexpliquées au cours de la dernière décennie. Skripal était conscient que le FSB (ex-KGB) ne pardonne pas la trahison. Les services russes ont la mémoire longue et impitoyable.
Inconscient sur un banc
Skripal et sa compagne, âgée de 33 ans, ont été retrouvés inconscients dimanche après-midi sur un banc dans le centre commercial Maltings. Le couple est dans un état grave après avoir été en contact « avec une substance », selon la police, qui n'a fourni aucune précision. Une pizzeria, où les deux victimes avaient auparavant déjeuné, a été fermée par précaution.
La police du Wilshire, épaulée par la brigade antiterroriste de Scotland Yard, s'efforce d'analyser la « substance » en question. Mais si la tentative d'assassinat devait être confirmée, le mode opératoire est le même que celui qui a tué Litvinenko. Le jour de son empoisonnement, ce dernier était en possession d'une liste de « cibles » visées selon lui par les services secrets russes. La liste lui avait été remise par un contact italien dans le cadre d'une campagne menée contre les déchets nucléaires relâchés en mer par les sous-marins russes.
Traces de polonium
Deux anciens agents du FSB, Andreï Lougovoi et Dimitri Kovtoun, avaient été reconnus coupables. Mais bénéficiant de l'immunité en Russie, qui refuse d'extrader ses ressortissants, ils avaient échappé à la justice. Sur son lit de mort, l'opposant déclaré au président Vladimir Poutine avait accusé les autorités russes d'être responsables de son empoisonnement. Les deux assassins avaient laissé des traces de polonium dans l'hôtel de Mayfair où ils avaient pris le thé avec Litvinenko, dans un stade de foot londonien et dans plusieurs avions de la British Airways.
Pour ne pas envenimer les relations avec la Russie, le gouvernement Blair s'était refusé à toute enquête publique. À l'époque, Londres craignait de mettre en péril le traité énergétique signé avec Poutine au profit du géant des hydrocarbures BP. Il aura fallu presque une décennie pour que sa veuve obtienne gain de cause devant les tribunaux britanniques.
Le Kremlin a démenti toute implication dans l'empoisonnement présumé de Skripal. Si l'enquête devait confirmer la piste russe, cette affaire ne peut qu'envenimer davantage les relations diplomatiques exécrables entre la Grande-Bretagne et la Russie, plombées par le conflit en Ukraine et la guerre en Syrie.
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