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Sentons-nous le goût des aliments uniquement avec notre langue ?
Beck Benjamin, Université Libre de Bruxelles (ULB) et Alizée Vercauteren Drubbel, Université Libre de Bruxelles (ULB)Pendant le développement dans le ventre de notre mère, nous commençons déjà à percevoir les différents goûts. En effet, la saveur du liquide amniotique varie en fonction de l’alimentation de la mère. Dès le dernier trimestre, le développement du goût est avancé, et le fœtus peut distinguer les cinq grandes saveurs : le sucré, le salé, l’acide, l’amer, l’umami (signifiant « goût savoureux » en japonais). Au cours de l’évolution, le sens du goût nous a aidés à choisir les aliments nutritifs tout en évitant ceux qui pouvaient être toxiques.
Ainsi, en règle générale, le goût sucré indique la présence de glucide, une source d’énergie. Le goût salé signale un apport en sodium, important dans de nombreux processus métaboliques et dans l’équilibre électrolytique. Le goût umami nous informe de la présence d’acides aminés composants les protéines. Les goûts acide et amer nous alertent sur la présence de substances potentiellement toxiques. Enfin, ces saveurs peuvent se combiner afin de former des sensations gustatives plus subtiles.
La mécanique du goût
La langue est l’organe responsable du goût. À sa surface se trouvent de petites aspérités appelées papilles gustatives, dans lesquelles on retrouve les bourgeons gustatifs. Ces bourgeons sont des structures microscopiques en forme d’oignon composées d’une centaine de cellules.
Parmi ces cellules, les cellules réceptrices sont celles chargées de percevoir les molécules du goût, via des récepteurs constitués de protéines auxquelles se lient les molécules associées aux cinq grandes saveurs. Il existe plusieurs dizaines de protéines capables de détecter spécifiquement les molécules associées au goût. De manière intéressante il existe plusieurs dizaines de récepteurs pour les molécules amères, alors que tous les autres goûts ne sont vraisemblablement associés qu’à un seul type de récepteur chacun.
Une fois le signal perçu par les cellules réceptrices, il est transmis par les cellules présynaptiques aux neurones pour stimuler une zone spécifique du cerveau. En plus des cellules réceptrices et présynaptiques, un autre type cellulaire existe dans les bourgeons : les cellules gliales, qui servent de soutien aux cellules réceptrices et présynaptiques.
Bien que les outils récents tels que les animaux transgéniques ont permis d’approfondir notre compréhension des mécanismes régulant la formation des bourgeons gustatifs, il reste encore beaucoup de questions ouvertes. Comment une cellule réceptrice se forme ? Est-ce que les mécanismes induisant la formation d’une cellule présynaptique sont différents ? Est-ce que toutes les cellules d’un sous-type sont identiques entre-elles ? Ces questions nécessitent d’étudier les bourgeons gustatifs à l’échelle de la cellule unique.
Des bourgeons gustatifs dans l’œsophage
C’est ainsi par hasard, en séquençant les molécules d’ARN présentes dans l’œsophage de souris à l’échelle de la cellule unique pour étudier le développement des cancers, que nous avons découvert des bourgeons gustatifs dans la partie supérieure de l’œsophage. Bien que de telles structures aient été mentionnées chez l’humain, elles n’ont jamais été caractérisées et leur fonction n’a jamais été étudiée. Dans cette étude, nous avons mis en évidence de nombreuses similarités chez la souris entre les bourgeons gustatifs de l’œsophage et ceux de la langue.
Nos résultats ont également permis de mieux comprendre les mécanismes par lesquels ces bourgeons se forment. Jusqu’à présent, on pensait que les cellules de l’œsophage étaient homogènes et formaient simplement la paroi interne. Nous avons maintenant montré que les cellules de l’œsophage peuvent se transformer pour générer les trois types de cellules composant les bourgeons gustatifs, remettant ainsi en cause le dogme établi.
Mais le rôle exact de ces bourgeons gustatifs dans l’œsophage reste encore à élucider. Une étude de l’université de Harvard a démontré que des bourgeons gustatifs présents dans le larynx, dans les voies aériennes supérieures, joueraient un rôle dans la déglutition en prévenant les « fausses routes », c’est-à-dire le passage de nourriture ou de boisson dans les voies respiratoires. Cette étude suggère pour la première fois que les bourgeons gustatifs du larynx pourraient être impliqués dans une autre fonction que la détection du goût.
De façon analogue, les bourgeons gustatifs de l’œsophage pourraient, par exemple, servir de dernière barrière pour empêcher l’ingestion d’aliments potentiellement toxiques, ou simplement jouer un rôle dans la déglutition. Nous ne savons pas encore si ces bourgeons sont reliés au cortex gustatif dans le cerveau, et donc s’ils servent aussi à ressentir le goût. Pour le déterminer, d’autres études devront explorer cette question.
Des récepteurs au goût dans d’autres organes inattendus
La situation s’avère donc plus complexe que ce que l’on pouvait penser. En témoigne un nombre croissant d’études rapportant l’existence de récepteurs au goût en dehors de bourgeons gustatifs et plus surprenant encore, hors de la cavité buccale, suggérant qu’ils pourraient être impliqués dans d’autres fonctions.
Par exemple, des récepteurs au goût sont retrouvés dans l’intestin et il a été suggéré que ceux-ci pourraient jouer un rôle régulateur dans les processus digestifs et métaboliques.
Des protéines réceptrices de l’amer ont également été découvertes dans les voies respiratoires, où elles pourraient participer à l’ouverture des bronches, ainsi que dans la cavité nasale où elles pourraient influencer le rythme de la respiration. Plusieurs études ont également démontré la présence de différents récepteurs au goût dans les testicules et les spermatozoïdes humains et murins où ils pourraient agir sur la motilité des spermatozoïdes et la fertilité. Mais malgré ces études, de nombreux aspects concernant les bourgeons gustatifs et les récepteurs au goût restent encore à comprendre.
Protéger ou réparer le sens du goût
Lors de certains traitements contre le cancer, les chimiothérapies entraînent une perte partielle ou totale du goût et créent un réel inconfort chez les patients. Malheureusement, l’état actuel des connaissances ne permet pas encore de contrer efficacement cet effet indésirable. Certaines infections virales telles que le SARS-CoV-2, responsable du Covid-19, sont également connues pour provoquer une perte de goût, et les mécanismes sous-jacents à ce phénomène demeurent encore largement méconnus.
Étudier les bourgeons gustatifs de l’œsophage, comprendre leur rôle et exploiter les mécanismes qui permettent leur formation pourraient donc ouvrir de nouvelles perspectives de recherche chez l’humain. Il serait évidemment crucial de vérifier si les similitudes observées sont totales et s’il est possible d’appliquer à l’humain les stratégies pour maintenir ou restaurer les bourgeons gustatifs identifiés chez la souris. Enfin, comprendre comment les bourgeons gustatifs sont maintenus tout au long de la vie pourrait offrir de nouvelles perspectives pour les protéger afin de prévenir la perte du goût chez certains patients ou envisager des moyens de restaurer ce sens.
Beck Benjamin, Research associate at FNRS - group leader, Université Libre de Bruxelles (ULB) et Alizée Vercauteren Drubbel, Postdoctoral fellow – Plasticity of esophageal cells, Université Libre de Bruxelles (ULB)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.