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Pourquoi faut-il voir (et lire) « L’Événement » ? Histoire et actualité de l’avortement

Le nouveau film d'Audrey Diwan remet dans la lumière ce moment terrible, et tabou, entre grossesse non désirée et avortement illégal dans les années 1960 (Anne, jouée par Anamaria Vartolomei). L'Événement/Audrey Diwan/ Wild Bunch / Allociné, CC BY-SA
Carla Robison, Sorbonne Université

Le film L’Événement (2021) d’Audrey Diwan est bien plus qu’une adaptation du livre éponyme d’Annie Ernaux (2000). C’est à la fois une expérience corporelle, celle d’un corps à corps entre le public et la jeune protagoniste qui doit choisir entre interrompre sa grossesse ou ses études, et une invitation à penser notre présent à la lueur du passé.

Dans le film d’Audrey Diwan, une étudiante en lettres prénommée Anne (Anamaria Vartolomei), qui n’est autre qu’Annie Ernaux dans les années soixante, tombe accidentellement enceinte. Peu après avoir pris connaissance de sa grossesse, elle se rend dans une bibliothèque pour chercher des informations sur son état. Démunie, elle ne tombe que sur quelques manuels de médecine qui ne l’aident guère : l’avortement est illégal, donc tabou.

Ainsi, cachée au fond de la bibliothèque, abandonnée à son sort, on retrouve dans le film d’Audrey Diwan la solitude d’une jeune fille de l’époque confrontée à une grossesse non désirée. Car les femmes sont alors réparties entre deux catégories : il y a celles « dont on ne sait pas si elles acceptent de coucher » et celles « qui, de façon indubitable, ont déjà couché » (Ernaux, p. 36). Révéler son état, c’est basculer dans la deuxième catégorie, avoir honte et faire honte autour de soi. Et chercher à interrompre la grossesse, c’est en plus s’exposer à la législation de l’époque, qui menace d’emprisonnement les avortées…

Par conséquent, une jeune femme ne peut faire face à son état que seule : les parents ne sauraient prendre en charge le sujet encore tabou de la sexualité, et ni les médecins ni même les camarades de classe ne voudraient risquer leur avenir en devenant complices d’une opération illégale.

Dernier refuge, les livres. Mais la quête aux informations est difficile :

« Si beaucoup de romans évoquaient un avortement, ils ne fournissaient pas de détails sur la façon dont cela s’était exactement passé. Entre le moment où la fille se découvrait enceinte et celui où elle ne l’était plus, il y avait une ellipse. » (Ernaux, p. 40)

Avec ce livre, puis avec ce film, c’est donc cette ellipse, ce blanc, que l’on vient combler. Revenant sur les conditions d’un avortement clandestin avant sa légalisation par la loi Veil (1975), L’Événement retrace et rappelle toutes ces péripéties longtemps esquivées par la culture dominante : la recherche d’informations, les visites médicales et les tentatives d’avortement domestique (aiguilles à tricoter), puis la pose d’une sonde chez la faiseuse d’anges, suivie par la douleur et le danger de la fausse-couche…

Le film donne à voir le parcours de ces jeunes femmes décidées à avorter, mais qui ne disposaient pour cela d’aucune aide, d’aucune information fiable, et procédaient souvent au péril de leur vie. L’Événement/Audrey Diwan/Wild Bunch/Allociné, CC BY-SA

Ces détails, cette matérialité, Annie Ernaux les avaient déjà esquissés une première fois en 1974 dans Les Armoires vides, à la veille de la loi Veil, puis restitués dans L’Événement en 2000. Une vingtaine d’années plus tard, Audrey Diwan nous replonge dans l’avortement clandestin de manière encore plus frappante à l’écran.

De la France d’hier au monde d’aujourd’hui

Si le récit autobiographique d’Annie Ernaux livrait sur le tard ces informations précieuses à son lectorat français, le film d’Audrey Diwan nous les donne à vivre à l’heure où d’autres États comme le Texas reposent la question de l’avortement. Caméra sur la nuque de l’actrice Anamaria Vartolomei, percevant à peine les bruits extérieurs derrière son souffle, nous, spectatrices et spectateurs, habitons véritablement le corps de cette jeune fille, sentons avec elle chaque douleur, chaque répit, semaine après semaine jusqu’à l’avortement.

Avec ce procédé d’identification des plus intimes, ce qu’Audrey Diwan nous propose, c’est un film à la fois historique et intemporel. Car c’est une aventure du corps que raconte L’Événement, et au travers du corps se trace un pont entre les Françaises des années soixante et certaines de nos contemporaines aux quatre coins du globe. Les avortements clandestins n’ont pas disparu, ils n’ont fait que se déplacer sur la mappemonde. Ils existaient encore en Irlande et en Argentine quand Annie Ernaux a sorti son livre il y a 20 ans ; ils existent toujours en Pologne, à Malte, au Maroc, en Colombie, en Thaïlande et ailleurs tandis qu’Audrey Diwan sort son film.

Dans un contexte de repolitisation des débats sur l’avortement, cette sortie est donc une invitation non seulement à éprouver corporellement une expérience transhistorique et universelle, mais aussi à redécouvrir toute une littérature oubliée. Au cours du débat clôturant l’avant-première du 12 novembre 2021 à Paris, la réalisatrice partageait ainsi l’importance qu’avait eu le récit d’Annie Ernaux dans sa propre vie, recommandé par une amie au moment de son IVG il y a plusieurs années. Pour elle, L’Événement est venu répondre au besoin de trouver d’autres femmes, d’autres récits comparables au sien.

Mais le texte d’Annie Ernaux n’est que l’arbre qui cache la forêt des récits d’avortement : Gribiche de Colette (1937), Ravages de Violette Leduc (1955), ou encore La Partie de plaisir de Michèle Perrein (1971), pour n’en citer que quelques-uns, ont également surmonté le tabou pour faire communauté autour de l’avortement avant sa légalisation en France.

À leur époque trop polémiques pour rentrer dans le canon littéraire, aujourd’hui disparus des rayons des librairies, ces livres témoignent avec la même force de cette épreuve trop souvent passée sous silence.

Puisse donc le film d’Audrey Diwan nous inviter aussi à revisiter ces textes, trop vite mis de côté. Mais laissons plutôt le mot de la fin à L’Événement :

« Que la forme sous laquelle j’ai vécu cette expérience de l’avortement – la clandestinité – relève d’une histoire révolue ne me semble pas un motif valable pour la laisser enfouie. » (Ernaux, p. 27)

Carla Robison, Doctorante en Littérature comparée, Sorbonne Université

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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