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Pourquoi apprend-on des comptines en maternelle ?

Pascale Garnier, Université Sorbonne Paris Nord

Mi-décembre, avant l’heure du déjeuner, dans l’école maternelle d’une ville moyenne de province, deux classes mixtes de moyenne et grande sections sont réunies avec leurs enseignantes dans le préau. Près d’une cinquantaine d’enfants de 4 ans et 5 ans répètent des chansons et comptines apprises pour la semaine suivante, en vue d’un spectacle qui sera donné pour l’ensemble de l’école, puis dans un second temps aux seuls parents de ces deux classes.

Noël est, sans surprise, la thématique des comptines et chansons retenues. Outre,

et
, les enfants fredonnent aussi les paroles suivantes :

« 1, 2, 3, Dans sa hotte en bois
4, 5, 6, Tout plein de surprises
7, 8, 9, Des jouets tout neufs
10, 11, 12, De la joie pour tous »

Ils chantent aussi : « 5 petits moutons qui couraient dans la neige, tout blancs, tout blanc, le joli manège, 5 petits moutons qui couraient dans la neige, y’en a un qui tombe, ça fait 4 petits moutons », paroles qui se déclinent successivement pour 4, 3, 2, 1, puis 1 petit mouton. Dernière comptine du jour :

« N.N., voici venir les rennes
O.O., nous aurons des cadeaux
E.E., les enfants sont joyeux
L.L., c’est le soir de Noel
Noël, Noël, N.O.E.L, Noël, Noël, N.O.E.L »

La très grande majorité des élèves chantent avec enthousiasme ; ils s’applaudissent à la fin de chaque morceau. Quelques-uns ont encore les airs et les paroles en tête l’après-midi… tout comme les chercheuses qui ont observé la scène, dans le cadre d’un projet de recherche franco-québécois sur la maternelle ! Sans que nous y prenions garde, les rythmes et les mélodies se sont aussi installés dans nos têtes et nous nous en ferons la remarque en quittant l’école en fin d’après-midi.

Des rythmes qui aident à la mémorisation

Pourquoi apprend-on des comptines en maternelle ? Issues des racines « compter » et « conter », celles-ci intègrent par définition des chansons mimées, des jeux de doigts et de courts chants. Comme le montre notre observation, elles peuvent alimenter les apprentissages au programme de l’école maternelle. Elles sont le vecteur d’apprentissages langagiers – sons, rimes, vocabulaire, etc. Ce que l’on appelle en maternelle la « comptine numérique », constituée de la suite du nom des chiffres, est l’objet par excellence de la comptine. Elle ne se confond pas, du reste, avec les apprentissages numériques, c’est-à-dire la discrimination d’un ordre ou d’une quantité.

L’incroyable histoire de « Pirouette, Cacahuète » de Gabrielle Grandière (INA Officiel, 2012).

Ces comptines suscitent une large adhésion des enfants, un mode d’apprentissage par imprégnation, avec des rythmes propices à la mémorisation. Sans oublier, parfois, le plaisir d’énoncer une suite de syllabes qui sortent du langage ordinaire. Elles donnent aussi corps à un groupe d’enfants qui se donne à voir comme tel, chantant d’une seule voix, avec le plaisir partagé de la répétition.

Au-delà des apprentissages scolaires qu’elles peuvent véhiculer, il n’est pas rare qu’à travers ce plaisir vécu du groupe, les comptines soient utilisées par les enseignants comme moyen de reprise en main de la classe, outil de rassemblement et de recentrage quand elle a tendance à se disperser. Faciles à mémoriser, elles donnent également à bon compte, comme dans la chorale observée, une visibilité au travail réalisé dans la classe auprès des parents.

Mais il n’y a pas qu’en maternelle que les comptines sont proposées aux jeunes enfants ; dans les crèches, en bibliothèque, etc., les comptines se jouent des frontières entre parole, rythme et jeu, entre langue française et d’autres langues. Là est recherché en tout premier lieu la musicalité des comptines, la complicité d’un partage entre petits et grands, une voie d’accès au langage. Dans l’ouvrage Lire en chantant des albums de comptines, Michel Manson, montre bien comment au cours du XXe siècle les chansons pour enfants sont devenues des livres, marquant le passage du « folklore à l’album de comptines ».

Un patrimoine culturel de l’enfance

La tradition des comptines, avec celle des rondes et jeux traditionnels de l’enfance, est plus ancienne en maternelle. Il faut remonter au milieu du XIXe siècle, quand les écoles maternelles étaient encore des « salles d’asile », pour en comprendre l’usage. Indiquons ce qu’il doit en particulier à Marie Pape-Carpantier, directrice du premier cours normal de formation de son personnel, à qui l’on doit précisément ce nom d’école maternelle, bien avant qu’il ne soit officialisé en 1881. Avec elle s’ébauche une réappropriation institutionnelle de pratiques enfantines, en lieu et place de la discipline quasi militaire à laquelle les jeunes enfants étaient soumis dans les salles d’asile.

Les folkloristes de la fin du XIXe siècle, puis les anthropologues au XXe siècle, donneront aux comptines, rondes et jeux de l’enfance, leurs lettres de noblesse. Au point où des recommandations officielles publiées en 1980 indiquent : « l’école maternelle en est devenue l’un des seuls “conservatoires” et c’est à elle que revient la transmission de ce patrimoine culturel ».

Parler de « transmission » ne veut pas dire que ce qui est enseigné reste immuable. Bien au contraire, ce « patrimoine culturel » s’enrichit des créations du XXe siècle, dont le nom des auteurs s’effacent vite, ou de ses traductions contemporaines, comme ce « 1, 2, 3, nous irons au bois », devenu à l’occasion de Noël « 1, 2, 3, dans sa hotte en bois ».

Ces « traditions enfantines » se révèlent particulièrement plastiques, remises souvent au goût du jour ou encore retravaillées pour répondre à la visée de tel ou tel apprentissage scolaire. C’est sans doute ce qui fait aussi perdurer leur « transmission », par delà les changements fréquents des programmes depuis les années 1980, outre aujourd’hui leur diffusion sur Internet qui les met à la portée de tous.

Au final, on peut, semble-t-il, rapprocher l’enseignement des comptines de l’apprentissage scolaire de l’écriture analysé par Anne Marie Chartier. Il répond à des données à la fois pragmatiques, cognitives et relationnelles : une manière de répondre aux attentes de l’institution, mais aussi au souci de la gestion de la classe en lui donnant ici matière à vivre un collectif partagé.

En outre, il fait sens vers une culture enfantine, celle des cours de récréation en premier lieu, prolongeant le plaisir des formulettes transmises entre enfants, des « amstramgram » et autres « plouf-plouf » analysés par Julie Delalande. C’est sans doute aussi dans leur hybridité, entre culture enfantine et culture scolaire, qu’il faut chercher les raisons de leur longévité à l’école maternelle.


Le projet Regards croisés sur les pratiques en maternelle en France et au Québec : penser la réussite des enfants du point de vue ses acteurs – PRAMATER est soutenu par l’Agence nationale de la recherche (ANR), qui finance en France la recherche sur projets. Elle a pour mission de soutenir et de promouvoir le développement de recherches fondamentales et finalisées dans toutes les disciplines, et de renforcer le dialogue entre science et société. Pour en savoir plus, consultez le site de l’ANR.

Pascale Garnier, docteur en sociologie, professeur en sciences de l’éducation, Université Sorbonne Paris Nord

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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