L’ouvrage phare de Martin Gurri, paru en 2014 et récemment réédité, sur la rupture qu’a provoquée la démocratisation de l’information, avait une grande valeur prémonitoire, note, dans sa chronique au « Monde », le capital-risqueur Nicolas Colin.
Chronique « Transformations ». Martin Gurri, analyste spécialiste de l’exploitation des «informations publiquement accessibles », a longtemps travaillé pour les services de renseignement américains. Il s’est ensuite mis à son compte, offrant son expertise à des entreprises privées ainsi que sur son blog, The Fifth Wave.
Autour de 2011, année du « printemps arabe », il a observé une rupture brutale dans le rapport du grand public à l’information. Dans le monde entier, des informations émanant d’individus sans affiliation ou d’organisations émergentes ont commencé à prendre l’ascendant sur celles issues de sources plus institutionnelles. Les idées se sont mises à être diffusées en réseau plutôt que d’être imposées par le haut. Les autorités autrefois les plus respectées, comme les pouvoirs publics, les grands organes de presse, les universités et les think tanks, ont été peu à peu marginalisées.
Cette rupture a tellement frappé Gurri qu’il en a tiré un livre en 2014, The Revolt of the Public and the Crisis of Authority in the New Millennium (Stripe Press, 2e édition, 2018, non traduit). En se fondant sur son travail d’analyste de l’information, Gurri y offre une grille de lecture saisissante de la transition numérique.
L’audience perdue des médias traditionnels
On peut éprouver des doutes à l’idée qu’un simple changement de régime dans la production et la distribution de l’information explique, à lui seul, les bouleversements économiques et politiques de notre temps. Mais le diagnostic de Martin Gurri est à la fois éclairant et terrifiant. D’une part, il souligne la perte d’autorité des élites politiques, économiques et intellectuelles vis-à-vis de la multitude des individus connectés les uns aux autres en réseau. D’autre part, il observe que cette multitude se caractérise de plus en plus par un trait dominant : la colère.
« Les individus n’ont plus guère de respect pour l’expertise et l’autorité »
Dans le champ économique, cette colère est canalisée et prend la forme, vaguement plus rassurante, d’une plus grande exigence de la part des consommateurs. Il y a des effets négatifs à cette tendance des individus à être de plus en plus impatients et capricieux, en particulier la pression accrue exercée sur les travailleurs. Mais les entreprises numériques parviennent, bon an mal an, à encaisser le choc et à faire levier du numérique pour mieux servir cette multitude de « consommateurs en colère ».
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