Un talent brut qui ne serait pas exploité par l'effort individuel n'aurait aucune valeur. Kylan Mbappé ici en 2018. Wikimedia, CC BY-NC-ND
Mon salaire est-il vraiment le fruit de mon travail ?
Pierre Crétois, Université Bordeaux Montaigne« Controverses » est un nouveau format de The Conversation France. Nous avons choisi d’y aborder des sujets complexes qui entraînent des prises de positions souvent opposées, voire extrêmes. Afin de réfléchir dans un climat plus apaisé et de faire progresser le débat public, nous vous proposons des analyses qui sollicitent différentes disciplines de recherche et croisent les approches. La série « travail » s’attache à décrypter des aspects improbables, parfois inconnus ou impensés autour de cette notion actuellement au cœur des débats politiques.
Au cours de la période moderne, un lien idéologique fort s’est noué entre travail et appropriation. Ce lien est un des piliers de ce que j’ai appelé l’idéologie propriétaire dans mon précédent ouvrage La part commune. Une des croyances constitutives de cette idéologie consiste à considérer que seul le travail peut légitimer la propriété de quelque chose et, de façon complémentaire, que tout travail mérite salaire. Cette croyance rend très difficile de dissocier le revenu du travail. C’est pourtant aujourd’hui un enjeu de justice essentiel.
En réalité, pour s’approprier quelque chose, beaucoup d’autres voies sont possibles : on peut acheter, recevoir un don, trouver, chasser quelque chose, longtemps, par ailleurs, on acquérait des terres par la conquête et par la guerre. Inversement, certains travaux bénévoles ou invisibles – comme le travail parental plus souvent assumé par les femmes – ne donnent lieu à aucun salaire.
Tout travail mérite récompense : le legs de John Locke
L’idée selon laquelle la forme naturellement légitime de l’acquisition devrait être le travail et que tout travail mériterait récompense a sans doute trouvé sa première formulation sous la plume du philosophe anglais du XVIIe siècle, John Locke, au chapitre 5 du Second traité du gouvernement (1689). Dans ce chapitre, Locke s’intéresse à la façon dont on peut devenir propriétaire d’une parcelle des ressources naturelles livrées par Dieu à tous les hommes.
Pour ce faire, il ne voit que le travail. Cela se comprend aisément à travers l’argument du mélange qu’il donne. Voici comment le restitue le professeur de philosophie Jérémy Waldron :
Un individu qui travaille une chose mélange son travail à la chose ; à condition que cette chose ne soit à personne ;
Or, cet individu est propriétaire du travail qu’il mélange à la chose ;
Donc la chose qui a été travaillée contient « quelque chose » qui appartient au travailleur ;
Donc enlever la chose au travailleur sans son consentement implique de lui retirer également ce « quelque chose » qu’il a mêlé à la chose par son travail et qui lui appartient ;
Donc personne ne peut retirer au travailleur la chose qu’il a travaillée sans le consentement de celui-ci ;
Donc l’objet est la propriété du travailleur.
Le meilleur exemple de la structure de justification présentée ici abstraitement est peut-être celui de l’agriculteur qui mélange son travail à sa terre. Une fois le mélange réalisé, nul n’a plus aucune légitimité morale à prendre possession du sol, dans la mesure précise où notre paysan, en labourant son champ, y a mis quelque chose qui est naturellement à lui (et que personne n’aurait l’idée de lui contester), à savoir son effort laborieux. Par suite, maître en son domaine, il pourrait disposer à sa guise de ce qu’il a acquis par son labeur sans que nul n’ait l’autorisation d’interférer.
Certes, il faut remettre Locke dans son contexte et se garder d’en faire un théoricien de l’économie de marché comme a pu le faire le théoricien en sciences politiques canadien du milieu du XXe siècle Crawford Brought Macpherson, car telle n’était pas sa perspective.
Il cherchait plutôt à asseoir une doctrine des droits naturels contre l’arbitraire. Et il appelait ces droits des propriétés naturelles des individus qu’il énumérait ainsi : l’existence, la liberté et les biens. C’est d’ailleurs cette ligne que suivra Guillaume d’Orange avec le « Bill of Rights » (Charte des droits) de 1689. Or Locke gravitait dans les cercles de Guillaume, qui prit le pouvoir en Angleterre en 1689 suite à la deuxième révolution anglaise, dite Glorieuse révolution.
Néanmoins, on doit admettre qu’en mettant au jour un fondement moral aux droits individuels en vue d’établir une limite au-delà de laquelle un gouvernement légitime ne devait pas aller, Locke a participé à façonner une idéologie qui continue de structurer puissamment nos sociétés modernes.
L’éthique protestante de Weber
On pourrait aussi associer l’importance donnée au travail à ce que le sociologue et économiste allemand Max Weber a appelé l’éthique protestante. Le travail serait rédempteur et travailler ferait partie de la vocation spirituelle de l’être humain sur terre. Cette idée n’est d’ailleurs pas absente de la pensée de Locke dans la mesure où ce dernier présente le travail comme un devoir imposé par Dieu à ses créatures pour s’approprier les ressources nécessaires à leur conservation et pour mettre en valeur la Création.
Le travail est, en ce sens, un effort méritoire parce qu’il valorise la Création tout en permettant la satisfaction de nos besoins faisant ainsi se rejoindre le lexique de la loi de nature et celui des droits individuels. Le travail fonderait, en ce sens, un mérite et justifierait la récompense.
Ce n’est pas ici le lieu de revenir sur l’existence ou non de limites à l’appropriation dans la philosophie lockéenne. Il me semble plus intéressant de discuter le lien idéologique entre travail et propriété que Locke opère parce qu’il fait obstacle à bien des progrès.
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Pensons, par exemple, au revenu de base ou revenu universel. Un des arguments progressistes – par exemple ceux soulevés par le sociologue Mateo Alaluf – pour en contester le principe est qu’il serait une manière de s’accommoder du chômage de masse au lieu de donner du travail à tous, avec l’idée sous-jacente que le revenu devrait nécessairement dériver du travail et qu’un revenu sans travail serait comme un effet sans cause.
En réalité, il y a bien des arguments contre cette thèse d’un lien naturel entre le travail et la propriété.
Indemniser pour compenser ce qui a été produit sans effort
Je me contenterai d’en examiner certains succinctement. On peut d’abord assez facilement montrer que le travail est un facteur insuffisant pour expliquer la production. En effet, il est évident que le paysan qui travaille un terrain fertile et celui qui travaille beaucoup une terre caillouteuse n’auront pas la même récolte et ce indépendamment de l’intensité et de la qualité de l’effort fourni.
Le travail du plus riche d’entre eux n’expliquera donc pas seul sa bonne fortune. Ce dernier ne fera pas que récolter les fruits de son labeur, mais profitera peut-être avant tout d’une ressource naturelle qu’il n’a pas créée et dont il a la chance de bénéficier à l’exclusion des autres. Évidemment cet exemple est généralisable : il entre dans toute production une partie que je n’ai pas produite mais dont mon effort dépend pour être productif.
Admettons que je sois propriétaire de mon travail, puis-je, pour autant, m’approprier la ressource naturelle que j’exploite à mon propre bénéfice alors que je ne l’ai pas produite, ne suis-je pas alors spoliateur en retirant au reste de l’humanité une ressource dont je tire un bénéfice exclusif ?
On pourrait certes répondre que ce bénéfice n’est pas exclusif parce qu’en récoltant les fruits des arbres qui poussent dans mon champ et en les vendant j’en fais profiter mes congénères. Mais, même si c’était le cas, cela ne retirerait rien au fait que je me suis approprié indûment quelque chose qui existait avant mon travail sous la forme d’une ressource naturelle commune.
C’est cette intuition qui a été développée par le philosophe anglais et révolutionnaire français Thomas Paine, à la fin du XVIIIe siècle dans son ouvrage, Agrarian Justice.
Il considérait que les propriétaires devaient indemniser le reste de l’humanité qu’ils avaient spolié en abondant une caisse. Celle-ci serait capable de fournir de quoi donner à chaque jeune adulte un héritage universel pour lui permettre de débuter dans la vie adulte et à toute personne âgée incapable de travailler de recevoir une pension. C’est un équivalent de ce que, plus tard, au XIXe siècle, l’économiste américain Henry George appellera la « Land tax ».
C’est aussi une idée dont tireront partie des philosophes libertariens de gauche comme Hillel Steiner, Peter Vallentyne ou Michel Otsuka. Tout en acceptant, comme les libertariens de droite, le principe de la propriété absolue de soi-même, les libertariens de gauche proposent une théorie normative qui permet de justifier des formes de justice redistributive.
Hillel Steiner, par exemple, affirme que tout ce que l’on produit ne nous revient pas parce que tout processus de production dépend de façon plus ou moins étroite de deux ensembles de ressources qui sont indépendantes de nos choix et de notre travail individuels. Ces deux ensembles sont les ressources externes (comme le champ dont nous venons de parler) d’une part et d’autre part ce qu’il appelle les ressources internes comme le patrimoine génétique que l’on reçoit comme un don de la nature.
De ce fait, nul ne peut être considéré comme plein propriétaire de tout ce qu’il produit en exploitant son patrimoine génétique quand celui-ci lui donne un avantage sur les autres. Inversement, les personnes en situation de handicap n’ont pas à pâtir d’une position qui leur porte préjudice indépendamment des efforts méritoires qu’elles peuvent, par ailleurs, fournir. Il conviendrait donc, selon Steiner, que les mieux dotés à la loterie génétique versent une compensation aux autres pour corriger l’injustice génétique.
Tenir compte du contexte extérieur à soi
Il ne s’agit pas de dire alors que tous nos talents viendraient de notre code génétique et seraient indépendants de notre travail. D’aucuns pourraient d’ailleurs dire qu’entre deux personnes génétiquement bien dotées, ce qui fera la différence c’est, précisément, le travail parce qu’un talent brut qui ne serait pas exploité par l’effort individuel n’aurait aucune valeur. Certes un champion de foot a pu profiter d’un patrimoine génétique avantageux, mais il a bien fallu qu’il travaille dur pour en tirer partie. C’est ce travail qui doit être récompensé.
Sauf que, cet argument lui-même, est discutable au sens où la capacité à se mettre au travail dépend, notamment, de la confiance en soi, de la croyance selon laquelle notre effort peut produire quelque chose qui a de la valeur aux yeux des autres, et cette confiance dépend très largement de l’amour parental et des expériences du passé qui auront ou non donné confiance à la personne.
La confiance en soi elle-même qui, seule, permet de se mettre au travail nous est donc très largement donnée par un contexte social extérieur à soi. Il est, par conséquent, extrêmement difficile de faire la part entre ce qui nous revient parce que nous avons travaillé pour l’obtenir et ce qui ne nous revient pas parce que cela provient d’un contexte extérieur sur lequel nous n’avons aucune prise par la volonté.
Outre les avantages que nous procurent indûment les ressources naturelles, nous avons toujours tendance à nous approprier également ce que les opportunités et les avantages de la vie sociale nous apportent en en tirant un bénéfice personnel exclusif.
Cette intuition peut s’exprimer dans la phrase pascalienne selon laquelle quand nous travaillons et produisons quelque chose, nous le faisons toujours juchés sur des épaules de géants. Nous nous contentons de nous servir dans le tronc commun fournit par la société sans jamais nous demander si nous lui sommes redevables de cela.
Une dette sociale
Une telle thèse consiste à défendre que nous contractons, sans le savoir, une dette à l’égard du reste de la société du fait des avantages gratuits qu’elle nous fournit et desquels notre réussite personnelle dépend largement. Or si nous imaginons devoir être pleinement propriétaires des fruits de notre travail qui contiennent un matériau irréductiblement social, nous nous approprions à nouveau quelque chose qui ne nous revient pas.
C’est une intuition qui a été exploitée par des philosophes et hommes politiques appelés solidaristes. Léon Bourgeois, par exemple, qui a été président du conseil en 1895, a défendu le principe de l’impôt sur le revenu (qui n’existait pas encore à cette époque) sur cette base : tout ce que nous gagnons ne vous revient pas parce que nous aurions toutes et tous une « dette sociale », dette qui s’accroîtrait à mesure que nous bénéficierions des avantages de la vie en société. L’idée que l’association humaine produit quelque chose qui ne se réduit pas à la somme des travaux individuels et qui rend tout individu débiteur de la société est d’ailleurs également une intuition centrale de la pensée ouvrière de la deuxième moitié du XIXe siècle, par exemple chez Proudhon.
On pourrait, par ailleurs, ajouter que c’est souvent la chance plutôt que le mérite qui explique les trajectoires de réussite sociale. Les phénomènes d’héritage distordent également en permanence la distribution des ressources au sein de la société et rendent bien difficile la possibilité d’attribuer telle ou telle fortune au seul travail isolé d’une personne. La propriété permet ainsi de ne pas travailler quand on est rentier, et le marché lui-même ne fonctionne pas au mérite et à la récompense du travail, il est simplement le résultat des échanges contractuels et de bien des hasards.
Bref, il conviendrait de rompre avec l’idée que le travail serait la seule base légitime d’une distribution juste. Pourtant, aujourd’hui, y compris ceux qui critiquent l’exploitation du travail, restent, en un sens, fidèles à la pensée lockéenne, dans la mesure où ils estiment que la production devrait revenir aux travailleurs alors qu’elle est détournée par les propriétaires des moyens de production. Face à ces idées datées, il me semble urgent de dissocier travail et appropriation pour penser les cadres d’une société juste sur d’autres bases.
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Pierre Crétois, Chercheur en philosophie, maître de conférence, Université Bordeaux Montaigne
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.