A priori, ceux qui s’offrent un sac de marque à 1 000 euros le font pour montrer qu’ils en ont les moyens, et non parce qu’une partie du montant de leur achat est reversé à l’Unicef. Pourtant des marques de luxe connues, telles Louis Vuitton et Gucci, se sont mises à lier directement leurs produits à de nobles causes. Dans le monde du marketing, on appelle cela le cause-related marketing (CRM, ou marketing lié à une cause).
Après tout, vu la pression généralisée sur le monde des affaires à contribuer au bien public, il n’y a pas de raison que les entreprises du luxe ne mettent pas en place des programmes RSE (responsabilité sociale et environnementale). Mais pourquoi leurs clients, qui sont, rappelons-le, du genre à se faire plaisir avec des stylos-plumes à 500 euros, auraient-ils envie de contribuer au bien sociétal ?
La RSE, un paradoxe dans le luxe
Quand on parle de consommation de produits de luxe, on parle d’excès, de plaisir personnel, de superficialité, d’ostentation, bref, de dépenses de prestige. La motivation première des clients du luxe est ce que les psychologues nomment « l’auto-valorisation », le désir d’afficher son statut et sa richesse, tant auprès des autres que de soi-même. En d’autres termes, les voitures de sport ou montres haut de gamme servent à faire étalage de son argent. De plus, il est facile de défendre l’idée que le marché du luxe cible les consommateurs les plus matérialistes. Ils ne sont pas particulièrement généreux ou intéressés par les initiatives de responsabilité sociale, du moins si l’on compare avec les consommateurs moins matérialistes.
Inversement, les comportements dits prosociaux restent typiquement motivés par un désir de dépassement de soi : le fait de transcender ses propres intérêts, avec des valeurs universelles. Autrement dit, les initiatives RSE seraient motivées par l’altruisme et la volonté des consommateurs d’assurer des revenus équitables aux producteurs de cacao ivoiriens ou de soutenir l’émancipation, par exemple, des femmes palestiniennes.
Les efforts en matière de RSE ont beau provenir en majorité des marques grand public, tels les fabricants de produits de grande consommation (Unilever) ou les entreprises de la tech (Apple), les marques de luxe ont rejoint le mouvement – et ont vu leurs efforts couronnés de succès.
Par exemple, Bulgari a depuis 2009 un partenariat avec l’ONG « Save the Children » pour lever des fonds pour des programmes d’éducation, et Montblanc a entamé un partenariat avec l’Unicef en 2004 pour soutenir des projets d’alphabétisation des enfants. Ces campagnes génèrent a minima de la publicité favorable aux marques de luxe.
Ainsi, 250 célébrités ont pris part à la campagne de Bulgari en arborant des bijoux spécialement dessinés pour Save the Children et en faisant la promotion du slogan de la campagne « Stop, Think, Give » (« arrêtons-nous, pensons, donnons ») sur les réseaux sociaux. Résultat ? Bulgari a levé plus de 80 millions de dollars au travers de la vente de ses bijoux « Save the Children » à plus de 500 000 clients de par le monde.
Un risque pour leur image de marque ?
Malgré ces exemples de campagnes réussies, les entreprises du luxe peuvent s’inquiéter de leur image, et de la performance qui en découle. De la même manière que l’intégration de matières recyclées pourrait nuire à la perception qu’ont les consommateurs de la qualité de produits de luxe, une marque pourrait voir son image entachée par du marketing relié à une cause. Ces effets négatifs s’expliquent par la friction entre le concept d’autovalorisation dans le luxe et de dépassement de soi porté par la cause soutenue.
Néanmoins, d’après d’autres travaux de recherche, les campagnes marketing liées à une cause peuvent réussir, y compris pour les marques de luxe. Les effets positifs s’expliquent alors en termes d’atténuation de culpabilité : soutenir une telle campagne diminue la sensation de culpabilité associée à la consommation de produits de luxe, notamment pour les « luxes frivoles », tels le café gourmet ou le chocolat haut de gamme.
Donc plutôt que de diluer leur valeur en mettant l’idée de comportement prosocial au cœur de leur identité de marque (telle Rolex se décrivant comme engagé pour un monde meilleur), les entreprises de luxe ont tout intérêt à collaborer avec des marques sociales tout en restant des entités bien séparées. Pour cela, elles ont notamment tout intérêt à déployer des stratégies spécifiques sur le point de vente, comme nous le montrons dans un récent article de recherche.
Motivations d’autovalorisation
Nous avons étudié en particulier deux sortes de campagnes CRM fréquentes, et avons constaté qu’elles ont toutes les deux de fortes chances d’atteindre leur but. La première est ce que nous appelons une campagne liée aux dons. Dans ce type de campagne, très fréquent, la marque de luxe encourage les dons directs à son partenaire caritatif sur le point de vente.
Par exemple, lors de la campagne de Gucci Chime for Change, les clients qui achetaient le parfum emblématique de la maison étaient incités à rajouter 5 euros au montant, somme ensuite reversée à un partenaire œuvrant à l’émancipation des femmes et filles.
Un deuxième type de campagne est lié au produit. L’entreprise de luxe peut lancer un produit à édition limitée, spécialement dessiné afin de promouvoir le partenaire caritatif, et promettre de reverser une partie du prix d’achat à ce partenaire pour chaque produit acheté au cours de la campagne. Ainsi, dans le cadre de son partenariat avec « Save the Children », Bulgari a levé des fonds en lançant une bague à édition limitée, avec une partie du montant des ventes reversée à l’ONG. Ce type de campagne a tendance à mieux fonctionner auprès des clients les plus matérialistes.
Le facteur clé, ici, est que le produit de luxe à édition limitée utilisé au cours de ces campagnes est habituellement marqué d’un slogan ou logo qui identifie la cause caritative. Ainsi, ces produits à édition limitée permettent non seulement aux consommateurs d’afficher leur statut social au travers du produit de luxe lui-même, mais aussi d’afficher leur comportement prosocial via le lien visible avec l’œuvre caritative.
En d’autres termes, le marketing ainsi conçu fait toujours appel aux motivations d’autovalorisation des consommateurs de produits de luxe : il leur permet non seulement d’envoyer le message qu’ils ont de l’argent mais aussi de montrer qu’ils le dépensent d’une manière socialement valorisée.
Dernier détail intéressant, il n’est pas nécessaire que l’élément de statut social soit cher en termes absolus, mais uniquement de manière relative par rapport aux options plus standards. Les campagnes pour des produits de luxe qui ne sont pas hors de portée mais synonymes de statut social (par exemple un café premium à 5 euros, dans une tasse spéciale qui indique la participation à une campagne « Sauvez les enfants d’Haïti ») produisent les mêmes effets que des biens de luxe haut de gamme.
Sukhyun Kim, PhD in Marketing, HEC Paris Business School et L. J. Shrum, Professeur de marketing, HEC Paris Business School
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.