Le commissaire européen au Budget a incité les Italiens à voter selon les désirs des marchés financiers : une maladresse largement dénoncée, mais qui reflète pourtant la réalité de l'influence de l'économique sur le politique.
Le poids des mots, le choc des propos. "Les marchés vont apprendre aux Italiens pour qui voter" : cette phrase a été prêtée à Günther Oettinger, le commissaire européen au Budget, dans un tweet d'un journaliste – depuis effacé – qui l'avait interviewé pour la chaîne allemande Deutsche Welle, mardi 29 mai. En réalité, les déclarations du fonctionnaire européen était plus nuancées.
Mais le mal était fait. Cette déclaration a été interprétée comme un appel aux Italiens de se plier à la volonté des marchés financiers lors des élections anticipées à venir.
"Comme une colonie de vacances"
En Italie, les deux partis arrivés en tête des élections législatives du 4 mars (le Mouvement 5 Étoiles (M5S) et la Ligue) ont exigé des excuses publiques. Matteo Salvini, dirigeant de la Ligue, a demandé la démission du commissaire européen. Luigi Di Maio, leader du M5S, a dénoncé un manque de respect et des propos qui reflèteraient un état d'esprit de "gens qui traitent l'Italie comme une colonie de vacances".
Günther Oettinger a même été rappelé à l’ordre par ses collègues bruxellois. "Ce sont les Italiens et seulement les Italiens qui décideront de l’avenir de leur pays. Personne d’autre", a souligné Margaritis Schinas, porte-parole de la Commission européenne, qui a jugé les propos du "M. Budget" européen "imprudents". Jean-Claude Juncker, le président de la Commission européenne, s’est dit convaincu "que le sort de l’Italie ne saurait dépendre des injonctions que pourraient lui adresser les marchés financiers".
Une levée de boucliers généralisée qui dénote à quel point le sujet italien est devenu sensible. La crise politique déclenchée par le président italien, Sergio Mattarella, qui a bloqué la formation d’un gouvernement de coalition entre le M5S et la Ligue a affolé les marchés. Le "spread" entre l’Italie et l’Allemagne (l’écart entre les taux auxquel les deux pays peuvent emprunter sur les marchés financiers), n’a jamais été aussi élevé et les bourses européennes ont toutes connu un mardi des plus sombres. La situation boursière s’est améliorée mercredi, mais reste explosive.
Cottarelli l'économiste, comme Monti le technocrate
Dans ce contexte, les propos du commissaire européen paraissent politiquement maladroits. Même s’ils contiennent un fond de vérité, comme le souligne Céline Antonin, spécialiste de l’économie italienne à l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE). "La nomination de [l'ancien économiste du FMI] Carlo Cottarelli au poste de président du Conseil par intérim témoigne de l’influence de l’économique sur le politique”, note-t-elle. Elle rappelle que ce n’est pas la première fois que les marchés financiers influent sur le processus démocratique italien : au plus fort de la crise des dettes souveraines, en 2011, le technocrate Mario Monti avait été nommé président du Conseil, à la surprise générale et au soulagement du monde des affaires qui voyaient en lui un gage de rigueur budgétaire.
Mais un fonctionnaire européen, non élu, donnant publiquement la priorité à la volonté des marchés sur le processus démocratique n’est pas le genre de publicité que Bruxelles recherche.
Surtout que les propos de Günther Oettinger rappellent le traitement que l’UE avait réservé à la Grèce lorsque le parti de gauche radicale Syriza était arrivé au pouvoir en 2015. Le parallèle est, en effet, séduisant : les deux pays ont un sérieux problème de dette (celle de l’Italie avoisine les 130 % du PIB) et le programme commun du M5S et de la Ligue, tout comme la plateforme économique de Syriza, tourne le dos à l’austérité prônée par Bruxelles. Le Premier ministre grec Alexis Tsipras avait dû mettre de l’eau dans son vin réformiste après une intense bataille politique avec Bruxelles. Des responsables politiques européens ne s’étaient pas privés, à l’époque, de souligner la nécessité pour Syriza de se plier aux réalités économiques, quitte à tourner le dos à ses promesses électorales. Jean-Claude Juncker s’était bien gardé, alors, de leur taper sur les doigts comme il vient de le faire avec Günther Oettinger.
L'Italie n'est pas la Grèce
"C'est sûr qu'ils prennent davantage de gants avec l’Italie, troisième puissance de la zone euro et membre fondateur de l’UE, qu’avec la Grèce, qui ne pèse que 2 % du PIB", reconnaît Céline Antonin. Mais ce deux poids, deux mesures s’explique, aussi, par un contexte différent. "La Grèce dépendait financièrement de l’Europe, qui avait donc son mot à dire sur les réformes entreprises par Athènes. Ce n’est pas le cas de l’Italie, qui a toujours accès aux marchés financiers pour se financer", explique l’économiste.
En 2015, le risque de contagion d’une nouvelle crise de la dette était aussi bien plus réel qu’aujourd’hui. Bruxelles estimait qu’il fallait empêcher à tout prix Athènes de creuser davantage ses déficits. Depuis lors, "la zone euro s’est dotée de plusieurs outils qui permettent de mieux faire face à un tel danger et la plupart des pays européens sont engagés dans des politiques de réductions des déficits qui atténuent la possibilité d’une éventuelle contagion économique", résume Céline Antonin.
La réaction des marchés financiers aux coups de théâtre politiques italiens prouvent que le risque politique a pris l’ascendant sur le risque économique. Les bourses européennes ne s’étaient pas montrées aussi fébriles après l’annonce du programme commun entre le M5S et la Ligue, le 17 mai. Il comporte, pourtant, un plan de relance de près de 100 milliards d’euros qui risque de creuser fortement le déficit italien. "C’est un risque qui peut être quantifié par les investisseurs, qui savent l’impact que ce plan peut avoir sur l’économie, alors que la situation politique représente un saut dans l’inconnu, et les marchés financiers ont horreur de l’incertitude", résume Céline Antonin. La prochaine panique boursière viendra ainsi peut-être de l’incertitude politique grandissante en Europe, plutôt que d’une nouvelle crise des dettes souveraines.