Le long chemin des championnes olympiques, entre misogynie et mépris
Alors que le Comité international olympique s’enorgueillit pour la première fois de la parité entre sportives et sportifs, la chemin a été long pour atteindre cette étape. Si les femmes ont été admises lors de la deuxième olympiade de 1900 à Paris, elles ne représentaient que 2,2 % des sportifs. Lors des jeux de Londres en 1948, le taux de participation féminine n’était que de 9,5 % et n’atteignait que 14,2 % à Mexico en 1968. Malgré cette faible représentativité, certaines sportives ont porté loin, haut et fort les couleurs des femmes et contribué non seulement à la reconnaissance du sport féminin mais aussi à cette marche vers la parité
Fanny Blankers-Koen
Les Jeux olympiques de Londres de 1948 sont connus sous le nom de « jeux de l’austérité ». Dans une Europe en pleine reconstruction, ils pallient ceux reportés en 1940 et 1944 en raison du conflit mondial. Pour cette première édition d’après-guerre, journalistes et observateurs se demandent qui sera le roi des jeux, à l’instar de la « panthère noire » Jesse Owens, auteur d’un magistral quadruplé en or (100m, 200m, saut en longueur et relais 4 x 100 m avec l’équipe américaine) à Berlin en 1936.
Mais en réalité, les jeux de Londres consacrent l’apparition d’une reine : l’athlète hollandaise Fanny Blankers-Koen.
Rappelons que les épreuves olympiques d’athlétisme n’ont été ouvertes aux femmes, contre la volonté de Pierre de Coubertin, qu’en 1928. À Londres, Fanny Blankers-Koen profite d’une extension du programme féminin pour égaler la performance de Jesse Owens, en s’adjugeant elle aussi quatre titres : le 200m, le 100m, le 80m haies ainsi que le relais 4 x 100m en compagnie de ses coéquipières néerlandaises.
En 1948, elle est déjà une athlète accomplie qui a été championne des Pays-Bas de pentathlon en 1937 et qui, à seulement 18 ans, a couru aux Jeux olympiques de Berlin en 1936. Son exploit de 1948 est d’autant plus significatif qu’elle a dû, avant de le mener à bien, affronter des réticences sociales et morales. En effet, âgée de 32 ans et mère de deux enfants, de nombreux détracteurs lui reprochent d’oser participer.
À leurs yeux, elle ferait mieux de s’occuper de son foyer plutôt que de s’exhiber en short à un âge jugé canonique pour une sportive des années 1940. Elle reçoit de nombreuses lettres qui l’enjoignent de s’adonner à ses tâches ménagères plutôt qu’à la course… C’est son entraîneur et mari qui prend sa défense en révélant qu’elle est aussi une excellente mère et épouse, qui remplit à la perfection son rôle de femme au foyer tout en s’adonnant quotidiennement à ses entraînements sportifs.
Malgré cette intervention louable, il est aisé d’y percevoir la place assignée aux femmes dans la société occidentale de l’immédiat après-guerre (une place qu’elle conserve encore malheureusement trop souvent aujourd’hui) : dans l’imaginaire collectif, elle est reléguée aux travaux domestiques et à l’éducation des enfants…
Solidaire, son mari la dissuade de quitter Londres après son premier titre obtenu sur 100 m, alors qu’elle souhaite rentrer aux Pays-Bas pour retrouver ses enfants au plus vite. En la convainquant de poursuivre son séjour olympique, il lui offre l’opportunité de glaner des médailles d’or supplémentaires. Elle aurait même pu en engranger une autre, mais elle doit renoncer à s’aligner sur l’épreuve du saut en longueur, car les horaires de la qualification se télescopent avec ceux du 80 mètres haies.
Malheureusement, comme c’est encore le cas avec la plupart des sportives féminines, la presse se focalise bien davantage sur ses caractéristiques de femme au foyer ainsi que sur son âge plutôt que sur ses exploits sportifs, elle qui a détenu des records du monde aussi bien en sprint qu’en saut en longueur, en hauteur ou au pentathlon.
Elle est donc surnommée de façon condescendante « la ménagère volante », un titre parfois transformé de façon plus laudative en « la Hollandaise volante ». Elle-même est restée modeste par rapport à ses accomplissements, s’étonnant que les gens fassent autant d’histoires autour de ses prétendus exploits, alors qu’elle avait « simplement » couru vite. Autres temps autres mœurs, ses quatre médailles d’or lui valent de recevoir, en guise de récompense par la ville d’Amsterdam reconnaissante, une bicyclette !
Mais son héritage n’est pas là. Sans doute pour l’une des premières fois dans l’histoire du sport moderne, une femme est capable de remplir auprès de certaines jeunes filles une fonction de role model, au sens anglo-saxon du terme, qui les inspire dans leur vocation de futures sportives.
D’autre part, elle émarge au rang de ces sportives exceptionnelles qui ont permis de combattre le mythe de la femme limitée par son genre, à tel point qu’elle a été élue plus grande athlète du XXe siècle par la fédération internationale d’athlétisme en 1999.
Micheline Ostermeyer
À Londres, une autre athlète se met en valeur et prouve que les qualités sportives peuvent faire bon ménage avec la virtuosité artistique. La Française Micheline Ostermeyer remporte deux titres olympiques au lancer de disque et au lancer de poids, assortis d’une médaille de bronze en saut en hauteur.
Mais ce qui éveille l’intérêt des spectateurs, c’est que cette championne est aussi une pianiste classique de renommée internationale.
Elle émerveille d’ailleurs la presse internationale en donnant un récital au Royal Albert Hall le soir de sa seconde médaille olympique au lancer de poids, en interprétant notamment des œuvres de Beethoven.
Micheline n’a débuté l’athlétisme qu’à l’âge de 18 ans, en Tunisie où ses parents se sont retirés lors de la Seconde Guerre mondiale. Elle manifeste très tôt des dispositions pour ce sport, excellant, tout comme Fanny Blankers-Koen, dans plusieurs spécialités différentes. Cependant, elle ne consacre que deux séances d’entraînement par semaine à la pratique de l’athlétisme, alors qu’elle s’adonne au piano quotidiennement durant cinq heures ! De retour en France à la Libération, elle est la première athlète féminine à intégrer l’Institut national des sports (INS) où elle prépare les Jeux olympiques. Même dans ce lieu prestigieux, elle ne consacre que deux heures par jour à la pratique de l’athlétisme, tout en préservant ses cinq heures quotidiennes de piano.
Elle ne s’essaie au lancer de disque que quelques semaines avant les jeux de Londres, mais en raison des capacités motrices qu’elle a développées dans d’autres spécialités athlétiques, elle assimile très rapidement le mouvement de la volte propre au disque et parvient à se qualifier pour l’Olympiade. Elle remporte d’ailleurs la toute première médaille d’or de la compétition, puisque le lancer de disque débute le programme olympique. Cependant, même si la presse française célèbre ce titre, elle le fait de manière beaucoup plus mesurée que pour les accomplissements pourtant moindres des hommes.
En termes de surface médiatique, les exploits de Micheline Ostermeyer occupent bien moins de place que la médaille d’argent d’Alain Mimoun au 10 000 mètres ou que la qualification du nageur Alex Jany pour la finale du 100 mètres nage libre lors de laquelle il ne finira qu’à la cinquième place.
La trajectoire de cette sportive est atypique. Elle symbolise une forme d’avancée de la pratique féminine, dans la mesure où Micheline Ostermeyer, par sa visibilité lors d’un évènement international, participe à la promotion de la pratique féminine du sport, ainsi qu’à celle du droit des femmes dans une société où ses compatriotes françaises n’ont obtenu le droit de vote qu’en 1944.
Pourtant, Micheline Ostermeyer a toujours considéré son excellence athlétique comme complémentaire de son art véritable, la musique.
Après quelques titres supplémentaires de championne de France et quelques médailles aux championnats d’Europe, elle décide d’arrêter sa carrière suite à plusieurs blessures contractées en 1951. En effet, elle considère que l’athlétisme peut désormais nuire à sa carrière de concertiste. De surcroît, sa trajectoire d’athlète a porté préjudice à sa réputation de musicienne, dans un milieu musical élitiste au sein duquel elle a parfois dû justifier sa pratique sportive. Mais cette même année 1951, c’est en toute conscience qu’elle donne une série de conférences sur la place des femmes dans le sport sous l’égide de la toute jeune Association internationale pour le sport et l’éducation physique des femmes et des filles.
Christine Caron
En 1964, Christine Caron, surnommée Kiki par la presse sportive, est une nageuse accomplie. À l’âge de 16 ans, elle est devenue recordwoman du monde du 100 mètres dos sous l’égide de son entraîneur et mentor, Suzanne Berlioux.
Cet exploit n’est que le couronnement momentané d’une carrière émaillée de victoires en France comme à l’étranger, notamment en dos crawlé. Christine Caron devient une véritable star des sixties au même titre que les idoles féminines de la jeunesse comme Sheila, Sylvie Vartan et autres Françoise Hardy. Il est vrai que selon les journalistes, sa plastique avantageuse et son minois affichés en une des journaux contribuent à en faire une égérie après la multiplication de ses exploits, surtout à une époque où le sport français cherche des succès dans la plupart des disciplines et où l’édition précédente des Jeux olympiques de Rome en 1960 s’est soldée par une humiliation française à la face du monde : cinq médailles seulement obtenues par les représentants hexagonaux, dont aucune en or.
C’est en grande favorite qu’elle se présente au départ du 100 mètres dos à Tokyo. Hélas, elle ne conquiert que l’argent, sans démériter puisqu’elle bat sa meilleure performance. Mais sa rivale américaine Cathy Ferguson parvient à surpasser son temps et à ravir l’or olympique. La presse célèbre néanmoins cette belle médaille, même si Christine Caron éprouve le sentiment que les journalistes font la fine bouche parce qu’elle n’a pas réussi à devenir championne olympique.
La jeune fille poursuit ensuite une carrière fulgurante, allant jusqu’à remporter les championnats nationaux des États-Unis, d’Australie ou du Japon entre 1965 et 1967, à une époque où les championnats du monde de natation n’existent pas encore. Mais à l’approche des Jeux olympiques de 1968, elle se sépare de son entraîneur Suzanne Berlioux qui faisait office de chaperon.
À bientôt 20 ans, Christine éprouve le besoin de vivre désormais sa vie de jeune femme, d’échapper à cette tutelle oppressante, même si elle conserve une excellente image de celle qui l’a amenée au sommet. Elle se qualifie pour les Jeux olympiques de Mexico malgré des performances en baisse. Elle a perdu la motivation et se demande s’il est opportun de se rendre au Mexique pour simplement faire de la figuration, d’autant que les entraînements bi-quotidiens lui pèsent.
Mais survient une opportunité qu’elle ne refuse pas : le comité olympique national lui propose d’être le porte-drapeau de la délégation française pour la cérémonie d’ouverture à Mexico. C’est la première fois en France qu’une femme est sollicitée pour remplir cette fonction. Sa popularité doublée de sa visibilité médiatique ont sans doute dicté ce choix. Choix qui ne va d’ailleurs pas sans provoquer des remous au sein des instances du sport français, voire de certains sportifs hommes qui s’indignent de ce qu’une sportive soit mandatée pour cet honneur.
À leurs yeux, le porte-drapeau ne saurait être qu’un sportif accompli, donc un homme. Malgré ces quelques récriminations, c’est fièrement que Christine Caron défile en tête de la délégation française, portant haut les couleurs tricolores. Comme elle le subodorait, ses performances déclinantes ne lui permettent pas de se qualifier pour la finale du 100 mètres dos. Mais elle garde de cette cérémonie d’ouverture un souvenir inoubliable. C’est aussi parce qu’en dépit des son intention initiale, elle a accepté de disputer les Jeux olympiques de Mexico pour remplir ce rôle de porte-drapeau que Christine Caron mérite d’être célébrée en tant qu’avocate de la cause des femmes.
Malgré les réticences de nombreux hommes du mouvement sportif à la voir marcher en tête de la délégation tricolore, dans un contexte où les femmes sont encore peu représentées dans le sport français comme international.
Christine Caron a fait le choix de visibiliser ces dernières.
Colette Besson
En termes de performances sportives, c’est sur la piste d’athlétisme que Colette Besson reprend le flambeau olympique lors de l’édition de 1968. Si Christine Caron porte haut le drapeau français, Colette Besson crée une surprise monumentale en remportant la médaille d’or olympique sur 400 mètres. En 1968, elle est certes une athlète confirmée en France, mais comme beaucoup de femmes, elle reste inconnue des journalistes spécialisés, à tel point que les commentateurs de la télévision semblent la découvrir après sa victoire de Mexico.
Cette victoire, elle la doit à son abnégation. Colette Besson a été évincée de l’équipe de France en 1966 en raison d’un conflit entre son entraîneur et les responsables de la sélection nationale, des hommes évidemment. Victime collatérale de règlements de compte, cette injustice décuple sa volonté de revanche.
En 1968, c’est le contexte social délétère qui participe à sa réussite. Mettant à profit les grèves qui paralysent la France, elle part s’entraîner en altitude à plus de 2 200 mètres, à Font-Romeu, pour s’acclimater à l’altitude similaire qui l’attend à Mexico. Elle dort sous tente au camping municipal et s’entraîne cinq fois par jour.
Mais contrairement à ses rivales, qui ne bénéficient au mieux que de deux ou trois semaines de préparation en altitude, c’est durant quatre mois que Colette Besson peaufine sa préparation. À Mexico, son entraîneur Yves Durand Saint-Omer est déclaré persona non grata par la Fédération française d’athlétisme, parce que ses méthodes ne correspondent pas à celles utilisées par les entraîneurs nationaux. Mais Colette Besson refuse de s’en séparer. Aussi son entraîneur se paie-t-il son voyage et ses entrées au stade sur ses deniers personnels pour pouvoir soutenir son élève.
Colette Besson est à nouveau menacée d’être exclue des épreuves quelques jours seulement avant le début des Jeux par le directeur technique national de la fédération nationale d’athlétisme, Robert Bobin, qui veut régler ses comptes avec Durand Saint-Omer, coupable d’avoir critiqué les méthodes de la fédération. Colette Besson ne doit son salut qu’à l’intervention du colonel Crespin, directeur de la préparation olympique], qui affectionne la jeune athlète.
Même si elle ne fait absolument pas partie des favorites, elle franchit alors successivement les différentes étapes de qualification avant de s’imposer en finale devant l’anglaise Lilian Board alors qu’elle n’était que cinquième à l’entrée de la ligne droite. Elle devient alors, selon les propos du légendaire journaliste Antoine Blondin, « la petite fiancée de la France ». Elle n’est que la deuxième athlète française, après Micheline Ostermeyer, à ramener une médaille d’or.
Mais comme elle le reconnaît elle-même, la médiatisation qu’elle rencontre en 1968 est bien inférieure à celle des hommes, y compris ceux qui ne remportent pas de médaille. Après cet exploit, sans jamais plus tutoyer de tels sommets, Colette Besson obtiendra de nombreux titres et médailles au niveau national et international, avant de poursuivre une carrière où elle enseigne et promeut inlassablement le sport et l’athlétisme en particulier. Son exploit de Mexico a ceci d’exceptionnel qu’elle a forgé son succès quasiment seule, uniquement assistée par son entraîneur et en dehors des structures fédérales. C’est une femme qui a su résister aux diktats imposés par la fédération d’athlétisme et a décidé de suivre sa propre voie.
En définitive, le portrait de ces quatre olympiennes doit nous rappeler les obstacles qu’elles ont dû affronter dans leur chemin vers le succès et nous faire prendre conscience de leur difficulté à être reconnues en tant que sportives.
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Si la situation s’est heureusement améliorée depuis 1948, il n’en reste pas moins que le chemin à parcourir pour les sportives demeure encore semé d’embûches. Comme le dit la sociologue Christine Mennesson, souvent les sportives ne sont pas les plus féministes. En effet, socialisées souvent précocement dans le milieu sportif majoritairement masculin, elles intériorisent la conception essentialiste des catégories de genre. Déjà satisfaites de leur parcours, elles rechignent à réclamer une égalité de traitement avec leurs homologues masculins.
Il n’empêche que par leur volontarisme, leur courage et leur abnégation, chacune de ces quatre médaillées olympiques, même sans en avoir forcément une conscience aiguë, a fait avancer la cause des femmes, et ce lors de décennies durant lesquelles les territoires du sport de haut niveau leur restaient souvent inaccessibles.
Laurent Grün, Enseignant-chercheur, Université de Lorraine
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.