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Le lipsync des drag-queens, un nouvel art du spectacle ?

pexels cottonbro, CC BY
Margot Reyraud, Université Bordeaux Montaigne

Le lipsync, abréviation du terme « lip synchronisation », est « un playback qui privilégie la synchronisation parfaite des lèvres et des attitudes avec les paroles et la chorégraphie de la chanson ». Il englobe, par exemple, le playback ou encore le doublage audio. Dans le monde artistique du drag, cet exercice de style s’apparente à un véritable jeu de scène, une performance physique et visuelle, devenue le passage obligé de toute performance. Mais, dernièrement, le lipsync est devenu un genre spectaculaire dépassant les prérogatives des drag-queens.

En 2018, le journaliste Lucas Armati décrivait dans un article pour Télérama (« Le playback, nouvelle discipline olympique ? ») l’engouement pour ce jeu de « faire semblant » aux États-Unis :

« Mais attention : pas celui, honteux, des stars amnésiques ou paresseuses, mais celui assumé, flamboyant, transformé en nouvel art du spectacle. »

Depuis quelques années, grâce aux drag-queens, le lipsync a gagné ses lettres de noblesse et peut effectivement être qualifié de nouvel art du spectacle. Il est également de plus en plus présent en France et s’est imposé comme dans tout spectacle de drag, jusqu’à rendre marginale la performance de chant en direct.

Illusion parfaite

Le lipsync est un jeu qui consiste à calquer ses mouvements de bouche sur un enregistrement audio pour faire en sorte que l’illusion soit parfaite. Un rêve d’enfant et/ou d’adolescent qui s’amuse devant sa glace à mimer chaque parole de sa chanson préférée en se rêvant interprète de cette dernière. Un jeu théâtral gratuit qui n’a d’autre but que celui de divertir. Un jeu de scène qui a longtemps inspiré et inspire toujours. Comme dans le film de Stanley Donen et Gene Kelly Chantons sous la pluie (1953), où le personnage joué par Debbie Reynolds prête sa voix à Lina Lamont, interprétée par Jean Hagen pour faire croire que cette dernière a la plus belle voix du nouveau cinéma parlant,

.

Si le lipsync est un jeu, il est parfois mal reçu : il aurait pour but de cacher une faille, ou de révéler une supercherie. Dans le monde du drag, le lipsync a également longtemps divisé.

Dans son étude sur les performances drag-queens aux États-Unis des années 1960/70, Esther Newton, sociologue et anthropologue américaine, met en avant une différence entre les drag-queens qui performent en chantant en direct et celles qui chantent en lipsync. Le travail en direct était généralement mieux payé et on pensait qu’il nécessitait plus de « talent », car il implique une forme de mimétisme à la fois vocal et visuel.

Performer en lipsync était alors assimilé à une création artistique de moindre qualité et à un manque de talent. Mais la chercheuse soulignait aussi que l’on avait recours au lipsync par manque de moyens : chanter en direct impliquait des musiciens qu’il fallait rémunérer, alors que pour le lipsync, un disque suffisait.

Aujourd’hui, il n’existe pratiquement plus de spectacle drag sans lipsync. Cette nouvelle popularité est en lien avec l’émission RuPaul’s drag race, lancée en 2009, qui a multiplié les franchises dans plusieurs pays et notamment en France, depuis juin 2022 avec Drag race France.

Le lipsync est la dernière épreuve du show RuPaul’s drag race, l’épreuve reine. Les drag-queens s’affrontent en duel ou en trio sur le podium, et doivent impressionner le jury. L’épreuve étant très courte, à peine une ou deux minutes, elles doivent convaincre en un temps record ; et toujours sur une chanson célèbre.

Alors que dans l’émission, le lipsync est un terrain d’affrontement, dans le spectacle drag contemporain, le lipsync est devenu une façon de raconter une histoire, de présenter « son » drag et d’en développer différents aspects. Réhabilité en grande partie par l’émission, il permet en réalité aux drag-queens de mettre en place tout un panel de jeu théâtral.

Lipsync et réappropriation

La performance de lipsync récupère les codes du play-back pour les parodier. Tout comme

, il mime une performance. Au-delà de la problématique du chant, il s’agit aussi de mimer une attitude, et de proposer une performance corporelle en lien avec la chanson. Il ne s’agit pas forcément d’imiter la chanteuse originale. Alors que le playback veut faire croire à son public que la chanson est interprétée en direct par l’artiste en scène, les drag-queens ne veulent pas se faire passer pour les chanteuses du titre en question. Elles jouent sur l’idée qu’elles auraient pu l’être, qu’elles en ont toutes les qualités, à part la voix, que tout cela n’est qu’un jeu et qu’il suffit d’avoir l’apparence et l’attitude idoines pour usurper un rôle.

Ce jeu d’usurpation est à mettre en lien avec la culture des « balls », qui ont les été prémices – entre autres – de l’esthétique drag. Le documentaire Paris is burning réalisé par Jennie Livingston en 1990, présentait cette scène ball née à Harlem.

Dans ces « bals », les participants ne s’affrontent pas sur des lipsyncs mais dans des catégories de travestissement. Différentes catégories sont inventées comme « school girl », « school boy » ou encore « pretty girl ». Il faut, pour se produire, imaginer une tenue en parfaite adéquation avec la catégorie proposée, pour créer l’illusion d’une réalité. Ces catégories sont là, encore une fois, pour symboliser cette idée de construction sociale liée à l’apparence, dans un jeu de performance.

Les personnes participant à ces bals sont socialement discriminées à cause de leur couleur de peau, de leur origine sociale, de leur sexualité, etc. Les catégories permettent de montrer que n’importe qui, s’il a les bons codes, peut se faire passer, par exemple, pour un homme d’affaires des années 1980.

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Le travestissement est subversif car il franchit une frontière. Ce n’est pas nécessairement celle du genre, mais, dans tous les cas, cette volonté de réappropriation des codes sociaux témoigne d’une réelle émancipation dans l’espace restreint du bal. Toutes ces catégories suivent un principe clé, le « realness », ce que Dorian Corey, figure emblématique de ces bals, désigne comme « être capable de se fondre, être vrai·e ».

Cette façon de penser un costume met en évidence la construction sociale et superficielle de l’apparence, mais aussi la façon dont elle est fabriquée. Le realness s’apparente à une stratégie de résistance et mène à une forme d’émancipation : il est une façon de révéler l’artificialité normative de la classe dominante et, par le procédé du travestissement, de la performer.

De la même manière, le lipsync, aujourd’hui, est une façon de questionner une certaine vision de l’authenticité. Les performeurs, privés de leur voix, empruntant celle d’une autre, ne proposent qu’une performance physique. La voix, porteuse d’une identité forte, est transfigurée : les drag-queens superposent à cette voix leur propre histoire mais aussi l’identité de leur « persona » drag, cette extension d’elles-mêmes. La chanson et la voix, réappropriées, sont alors porteuses de trois histoires, celle de la chanteuse originale, de la drag-queen et de son interprète.

L’émotion provoquée par le lipsync est liée à l’interprétation, à la façon dont le performeur le vit sur scène, que ce soit à travers l’émotion, la caricature, l’exploit physique… Le lipsync demande plusieurs qualités indéniables : le talent, la créativité parodique, la virtuosité, la technicité et souvent, une qualité d’improvisation. Exercice spectaculaire, il réunit deux aspects de la drag-queen : son identité gay, queer, mais aussi son caractère profondément pop.

C’est pourquoi l’exercice est en soi très sérieux et démontre toute la virtuosité de la drag-queen. En fin de compte, le lipsync agit sur le spectateur comme un spectacle de magie : nous savons que c’est faux, mais nous admirons le mécanisme et savourons le plaisir ludique de se faire faussement duper.

Margot Reyraud, Docteure en études théâtrales, Université Bordeaux Montaigne

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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